DOSSIERS
Le jeu vidéo en tant qu'art - Part 1
Support au potentiel démesuré, le jeu vidéo va chercher sa substance dans une multitude d'arts, de techniques et de disciplines. Quelle est sa nature profonde ? Quelles sont ses spécificités ? Comment peut-on faire réfléchir, raconter une histoire, émouvoir avec l'interactivité ? Quels sont les obstacles théoriques et pratiques au progrès du support ? Et comment s'annonce son futur ?

Quand Pong est sorti, en 1972, personne n'aurait pu soupçonner les évolutions qu'allaient traverser les jeux vidéo. Autrefois purement divertissants, ils s'éloignent désormais fréquemment de leurs origines. Plus que de simples lieux d'amusement virtuels, les meilleurs jeux d'aujourd'hui sont des œuvres d'art titanesques où l'on aime à se perdre. En près de trente ans d'existence commerciale, le jeu vidéo a fini par rendre plausible l'idée de son intégration au cercle restreint des beaux-arts. Le cinéma est devenu le septième art ; la télévision, le huitième ; la bande dessinée, le neuvième. Le jeu vidéo sera assurément le dixième -certainement le moyen d'expression aux implications les plus importantes. D'abord parce qu'il remet radicalement en cause le rapport entre le public et l'œuvre. Ensuite parce qu'il ouvre des horizons de création inédits. Enfin parce qu'il pose avec une intensité sans précédent la question des rapports ténus entre le réel et le virtuel.

Créer un univers où vivre une expérience totale : le but ultime du jeu vidéo en tant qu'art

L'examen des softs majeurs présentés dans notre historique est déjà particulièrement éclairant quant à la nature du jeu vidéo en tant qu'art. De Chrono Trigger à Grim Fandango, de Doom à Metal Gear Solid, tous ces jeux sont auréolés d'une ambiance très forte. Car le but ultime du jeu vidéo en tant qu'art, c'est de faire vivre à son public une expérience complète, immersive. Selon le défunt réalisateur Samuel Fuller, le cinéma est "la seule discipline artistique qui contienne toutes les autres" (in Les Inrockuptibles, été 1991). Le jeu vidéo va plus loin encore : il permet de construire une œuvre totale et colossale, un véritable univers parallèle au fonctionnement indépendant, avec ses lieux, ses bâtiments, ses sons, ses variations de lumière et de climat, sa logique interne et ses habitants. Le jeu vidéo ne fait pas qu'agréger toutes les formes d'art qui l'ont précédé : il y ajoute la programmation, une discipline très subtile et très vaste (les moteurs 3D, l'intelligence artificielle, les moteurs physiques...) qui tient autant de la science que de l'art.

Le cinéma, la littérature ou l'animation sont déjà parvenus à dépeindre des mondes imaginaires avec une extraordinaire précision, mais le jeu vidéo a donc des outils et des finalités qui lui sont propres. Le rapport d'un gamer à un jeu n'est évidemment pas le même que celui d'un spectateur à un film. Un jeu n'a pas pour but de raconter une histoire : il est fait pour être investi, exploré, modifié par son public. Le monde de Zelda 64 se suffit à lui-même : le joueur peut décider d'abandonner sa mission et de simplement contempler le royaume d'Hyrule, comme il le ferait avec un lieu réel. Le cinéma n'offre pas, bien sûr, ce genre de liberté au public : impossible, dans Sleepy Hollow par exemple, d'interrompre le cours de la narration pour rentrer dans un plan et l'observer de n'importe quel angle. En somme, comme l'a très bien dit Gary Penn, de DMA Design, "les jeux vidéo permettent l'existence d'un espace, quelque part entre le monde physique et le monde spirituel, une aire virtuellement réelle où les gens peuvent s'immerger dans l'imagination des autres" (in Game On, septembre 1999). C'est un peu l'équivalent d'un pouvoir divin qui est ici offert à l'artiste : le pouvoir de reproduire ou de recréer la réalité dans tous ses aspects.

Il n'est donc pas étonnant qu'un jeu mobilise sporadiquement une armée de programmeurs, de dessinateurs, d'infographistes, de musiciens, d'animateurs -parfois aussi d'architectes et d'acteurs-, avec à leur tête un coordinateur indispensable : le game designer -le plus admiré et le plus connu étant bien sûr Shigeru Miyamoto. Cette formidable synergie, qu'on voit distinctement s'opérer dans un Zelda 64, un Shenmue ou un Nomad soul, est bien ce qu'il y a de plus excitant dans les jeux vidéo.

Zelda 64

Si le jeu vidéo paraît bel et bien être une nouvelle forme d'art, il convient cependant d'en relativiser la noblesse. "Le cinéma est, avant tout, une industrie culturelle. Par ailleurs, et parfois, il est aussi un art", souligne très justement Youssef Ishagpour dans son livre Le cinéma. Le jeu vidéo, la musique, et même la littérature contemporaine, sont dans le même cas : la plupart des sorties ne sont que des produits fadasses et formatés, aussitôt consommés aussitôt oubliés. Heureusement, de temps en temps, des miracles artistiques et créatifs surviennent.

Mais, contrairement aux mediums précités, le jeu vidéo est jeune, hésitant, et plein de promesses. Son histoire reste à écrire, et son développement en est encore à l'état embryonnaire. Peut-être parce que les questions qu'il soulève sont très complexes, et par conséquent difficiles à cerner : comment conjuguer la liberté d'action du joueur avec la présence -forcément contraignante- d'un auteur ? Comment concilier l'interactivité avec le contenu, la narration et l'émotion ? Comment concevoir l'idée même d'un art interactif ?

L'image immature des jeux vidéo ne doit pas empêcher les développeurs de leur donner plus de contenu

Les jeux vidéo se sont, jusqu'à présent, essentiellement fondés sur des principes impliquant des actions violentes et basiques -sauter sur un ennemi, tirer, diriger un vaisseau, frapper... Pourquoi ? Tout simplement parce que c'est ce qu'il y a de plus facile à programmer, et à gérer par une machine. Ce n'est pas un hasard si le premier jeu vidéo de l'histoire, Space War (1962), est un shoot'em up. Mais désormais, la technologie est suffisamment avancée pour élargir la marge de manœuvre dont dispose le joueur, et épaissir le propos. Malheureusement, des facteurs économiques, sur lesquels nous reviendrons longuement à la fin de cet article, font que les développeurs ne peuvent pas donner à leurs jeux un vrai contenu.

Mais le problème est quelquefois plus grave : certains développeurs ne veulent pas donner une signification à leurs jeux. Mike Diskett, game designer de Urban Chaos (PC, 99), met en avant le manque de crédibilité des jeux vidéo : "Mettre un message dans mes jeux ne fait généralement pas partie de mes préoccupations, car un soft n'est pas vraiment un bon support pour des commentaires politiques ou des proclamations générales. Par leur nature même, les jeux vidéo ne sont pas pris très au sérieux, donc quel que soit le message que tu voudrais faire passer, il n'aurait pas beaucoup d'impact". Ce n'est pas faux, mais c'est une réponse un peu timide qui enclenche un cercle vicieux que seuls les développeurs peuvent briser. Si ces derniers donnaient plus de contenu à leurs titres, les jeux vidéo seraient davantage perçus par le public comme un moyen d'expression légitime. Conséquence : les développeurs, se sentant davantage écoutés et reconnus, donneraient in fine plus de contenu à leurs titres, et ainsi de suite... Entre les lignes, Glen Dahlgren, game designer de Wheel of Time (PC, 99) est, lui, plus sévère avec ses pairs : "Personnellement, je ne crois pas que beaucoup de game designers s'inquiètent de faire passer un message, mais j'en ai connu qui le font, et je pense qu'aucune histoire ne vaut la peine d'être racontée si elle n'a rien à dire".

Interactivité et contenu : mettre le joueur face à des choix moraux, l'inciter à la réflexion plutôt que de lui asséner un message

Malgré tout, quelques jeux ont clairement une morale tacite. Elle est généralement banale, mais elle a au moins le grand mérite d'exister. Metal Gear Solid (PS, 98) comporte un sous-texte pacifiste, le scénario d'Oddworld (PS et PC, 97) fait penser à des génocides historiques, Final Fantasy 7 (PS et PC, 97) est porteur d'une philosophie manifestement écologique, The Nomad Soul (PC et DC, 1999 et 2000) est une dénonciation des régimes totalitaires... Le problème de ces quatre jeux vient de ce que leur morale est exprimée sans tenir compte des spécificités des jeux vidéo. Impuissant, le joueur doit accepter le message qu'on lui assène. Cette manière de faire passer un message dans un jeu n'est pas très intéressante, car elle n'est en rien interactive. La meilleure approche, c'est d'essayer de trouver, dans les propriétés des jeux vidéo, le moyen de faire passer un message.

Black & White

Certains créateurs l'ont compris. Republic (voir notre interview du game designer Joe Mc Donagh), Black & White ou Mafia sont de bons exemples de jeux d'auteur : à aucun moment le joueur n'est contraint d'adopter une ligne de conduite définie. Ces trois jeux ont été conçus pour nous inciter à la réflexion, pour nous mettre face à des choix moraux. Au joueur de construire sa réponse.

Interactivité et contenu : plonger le joueur dans un univers détaillé, cohérent et qui a du sens, fondé sur des recherches approfondies

Les jeux vidéo ont beaucoup à apprendre de fascinants sommets du septième art comme Excalibur, de John Boorman (80) ou Princesse Mononoké, de Hayao Miyazaki (97). Le premier puise principalement sa matière dans la légende du Roi Arthur, le second dans le shintoïsme, religion officielle du Japon jusqu'en 1945. Le souffle, l'amplitude formidables qui innervent ces deux films viennent de ce qu'ils brassent une thématique et une symbolique étendues, qui agissent puissamment sur notre inconscient. Qui, en occident, n'a pas entendu parler du cycle de la table ronde ? Qui, au Japon, ne connaît pas l'animisme ? La pauvreté de beaucoup de jeux vidéo tient à ce qu'ils n'ont fait qu'effleurer le fonds culturel et spirituel de l'humanité, alors que le cinéma et la littérature l'ont pillé sans complexes -avec raison. En gros, les seules références des développeurs semblent être Star Wars, Blade Runner, le cinéma d'action américain et Tolkien. Rares sont les jeux avec un contenu travaillé. Encore plus rares sont ceux qui sortent des clichés de l'heroïc fantasy et de la science-fiction. La notion d'auteur dans les jeux vidéo atteindra sa plénitude et sa maturité quand les créatifs de ce milieu chercheront vraiment à diversifier leurs sources d'idées.

Ne noircissons pas le tableau cependant : certains titres font l'effort de nous plonger dans un univers détaillé, cohérent et qui a du sens, souvent fondé sur des recherches approfondies -ayant notamment trait à l'histoire, à la littérature, à l'art ou à la mythologie. Cette démarche pertinente est particulièrement indiquée pour les jeux d'aventure ou de rôle. L'école française initiée par Cryo l'a bien senti, mais le gameplay s'est perdu en route : malgré la richesse de leur monde et de leur sujet, Atlantis, Ring, Dracula et consorts demeurent désespérément soporifiques.

Les écoles japonaise et américaine sont plus douées. Cas unique dans les jeux vidéo, Final Fantasy, la séminale saga de RPG des nippons de SquareSoft, possède une imagerie à la fois homogène, foisonnante et évocatrice -l'art nouveau est une influence évidente-, forgée par l'immense illustrateur Yoshitaka Amano (voir notre portrait). Medal of Honor (PS, 2000), de Dreamworks Interactive, est un doom-like au gameplay engageant, qui s'inscrit dans un contexte précis -la seconde guerre mondiale-, d'une noirceur et d'un réalisme pénétrants. Développé par les brillants yankees de Silicon Knights (Legacy of Kain, PC et PS, 96), Eternal Darkness, qui sort sur N64 en février 2001 aux Etats-Unis, semble assez proche d'un survival horror par son ambiance. Ce jeu prometteur, dont le scénario aux multiples embranchements s'étire sur 2000 ans, a été conçu dans un souci constant de précision historique. Et ses créateurs disent s'être notamment inspirés d'Edgard Allen Poe et d'Alfred Hitchcock. Bref, avec ses ambitions didactiques revendiquées et son gameplay hardi, l'angoissant Eternal Darkness pourrait bien réussir là où l'école française a échoué.

Interactivité et narration : un scénario dirigiste est frustrant mais favorise les histoires denses, avec des personnages attachants et des rebondissements

Dans un jeu vidéo, quand on raconte une histoire, il faut à la fois qu'elle soit intéressante, et que le public ait assez de prise sur elle pour ne pas se sentir frustré par la façon dont elle évolue. Avant 97, les développeurs n'étaient guère parvenu à cet équilibre. Au mieux, plusieurs fins étaient possibles (comme dans Chrono Trigger ou Resident Evil). Quand le scénario tenait debout, il était narré sous forme de cinématiques, ce qui est précisément contraire à la nature des jeux vidéo. C'est d'ailleurs le reproche le plus grave que l'on peut faire à certains RPG de Square : ils laissent beaucoup trop de place aux séquences en images de synthèse, au détriment du jeu pur. Les Final Fantasy sont ainsi, la plupart du temps, d'une terrible linéarité. Le joueur est emprisonné dans une structure dramatique traditionnelle : il ne peut réellement participer, obligé de se soumettre à la vision d'un scénariste.

Le bon côté de cette narration dirigiste, c'est qu'elle favorise énormément le développement d'une histoire dense, avec des personnages attachants et des rebondissements. A cet égard, Final Fantasy 6 (SFC, 94) est une référence : une héroïne amnésique dont le passé est progressivement dévoilé, trois groupes de personnages séparés au début du jeu qui vivent des aventures parallèles avant de se rejoindre dans un village, un incroyable cataclysme qui dévaste et fragmente les continents... C'est grisant, épique et intense, mais très peu interactif.

Interactivité et narration : intégrer au jeu des éléments scénaristiques en temps réel est une voie d'avenir

Depuis 97, les développeurs ont heureusement trouvé des compromis satisfaisants. GoldenEye (N64, 97) présente un scénario correct, calqué sur celui du film, et découpé en dix-huit niveaux qu'il faut compléter en réalisant un certain nombre d'objectifs. Cette structure, a priori contraignante, est en fait très souple : l'intelligence poussée des ennemis, l'architecture complexe des niveaux et la pléthore d'armes disponibles font que le nombre de stratégies pour atteindre un même objectif est presque incalculable. Au final, une large autonomie est laissée au joueur.

GoldenEye

Wing Commander IV (PC et PS, 97) repose sur un scénario étonnant, où l'opportunité de modifier radicalement la suite est vraiment donnée au joueur. A un tournant décisif de l'histoire, l'on peut même carrément choisir de trahir son camp ! Une occasion très rare, et donc inestimable, dans les jeux vidéo.

Lylat Wars (N64, 97) propose une progression ramifiée, et un intéressant principe de rencontres. A la fin de chaque niveau, de une à trois routes peuvent être empruntées par le joueur selon ce qu'il a fait. Dans le niveau du train, si vous parvenez à activer une série de switchs, la locomotive du boss finira par dévier de sa trajectoire initiale. Elle s'engouffrera ensuite à pleine vitesse dans une usine avant d'exploser dans un monstrueux déluge de feu, ce qui ouvrira une nouvelle voie. Autre exemple : au début du jeu, si vous rencontrez et abattez une première fois la patrouille ennemie Star Wolf, celle-ci reviendra à la fin du jeu sous forme de cyborgs et avec des vaisseaux plus puissants. Assez simple mais très amusant, ce système d'interactivité introduit de légères variations dans les événements qui incitent à rejouer encore et encore.

Unreal et Half-Life (PC, 98), en intégrant naturellement à leur déroulement des éléments narratifs en temps réel (un autochtone extraterrestre est poursuivi par un monstre, un scientifique se fait agresser par une créature à deux têtes, des marines et des extraterrestres se livrent un combat sanglant…) dont il est souvent possible de modifier l'issue, ont intelligemment redéfini la manière de raconter une histoire dans un jeu. L'absence de cinématiques fait que le rythme ne se rompt jamais : l'action est fluide et excitante. C'est probablement cette approche qu'utiliseront la majorité des développeurs à l'avenir.

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