DOSSIERS
Le jeu vidéo en tant qu'art - Part 2

Interactivité et émotion : l'importance du graphisme, de l'animation, du son, de l'intelligence artificielle, de l'aléatoire et du système de sauvegarde

L'un des buts majeurs de l'art et des artistes est sans aucun doute de faire passer des émotions. Et les jeux vidéo ne sont pas réputés pour leur sensibilité, ce qui n'est que partiellement justifié. Les jeux vidéo ne sont pas arides : ils privilégient en fait certains affects par rapport à d'autres. Si l'on retire du lot la colère de perdre et la joie de gagner, trop épidermiques pour mériter un examen attentif, il nous reste en gros la peur, le stress et l'excitation, trois émotions qui fonctionnent très bien de manière interactive, et qui ont fait le succès des survival horror, des jeux de sport ou des doom-like. Peut-on aller plus loin, montrer ou susciter des sentiments comme la tristesse profonde, la compassion, la nostalgie ou même l'amour ? Bien sûr : par la force de la musique et du graphisme, par l'animation, par le charisme des personnages, par la gravité du sujet évoqué, par l'habileté de l'architecture et de la mise en scène... Les mélodies mélancoliques et limpides d'un Chrono Trigger ou d'un Legend of Mana, leurs images suggestives et enchanteresses ont une résonance affective surprenante. Cruciaux, ces moyens de faire passer des émotions ne sont toutefois pas spécifiques aux jeux vidéo : le cinéma utilise les mêmes. Alors, comment concilier émotion et interactivité ? Avant tout :

- en concevant une intelligence artificielle performante.

- en laissant une part importante d'aléatoire dans l'environnement du jeu et dans le comportement des êtres qui l'habitent.

- en augmentant les enjeux d'une partie.

 

- en concevant une intelligence artificielle performante. C'est la condition obligatoire pour que les jeux s'approchent de leur aboutissement théorique. C'est -en partie- grâce à elle qu'émotion et interactivité pourront enfin être réunies. C'est également grâce à elle que le jeu s'émancipera enfin des formes de narration qui l'ont précédé. Le vrai progrès viendra quand les créatures virtuelles créeront l'illusion d'être réelles dans des situations complexes, et quand l'intelligence artificielle sera employée dans des situations autres que le conflit physique. Même si on s'y achemine avec des jeux décidément incontournables comme Half-Life ou Black & White, c'est pour l'instant une idée utopique, car cela exige :

- que les êtres virtuels arrivent à reproduire et à exprimer finement (par les mouvements du corps et du visage, par la voix) des comportements et des sentiments subtils. Les bots de Quake 3 ou d'Unreal Tournament sont une très belle ébauche d'intelligence artificielle performante, mais ils ne savent rien faire d'autre que de tuer le plus efficacement possible -même si les stratégies qu'ils emploient sont assez perfectionnées. Les ennemis de Perfect Dark sont plus intéressants, puisqu'ils parlent. Ils sont presque touchants lorsque, désarmés, ils implorent votre pitié d'un ton affolé ("Je fais seulement mon boulot", prétextent-ils parfois !). Un pas dans le bon sens.

Perfect Dark

- que le joueur puisse communiquer verbalement et gestuellement avec les êtres virtuels, grâce à un système riche et ergonomique (micros ? capteurs ?). Situé dans les quartiers chauds d'une grande ville américaine, Kingpin (PC, 1999) est une esquisse saisissante d'un tel système : une touche du clavier fait dire à votre personnage des phrases amicales, une autre touche des phrases hostiles (ces phrases sont automatiquement adaptées au contexte). A chaque nouvelle pression de l'un ou l'autre bouton, les phrases gagnent en intensité. Les personnages du jeu réagissent à ce que vous faites : si vous les insultez, ou si vous vous adressez à eux quand votre arme est sortie, certains prennent peur et s'enfuient, d'autres s'énervent et n'hésitent pas à faire rapidement usage de leur fusil à pompe… On voit bien le potentiel de cet amusant système d'interactivité : multipliez les types de phrases et les attitudes des personnages, et il y a là matière à faire du récit authentiquement émouvant et interactif. Cette prophétie d'Hironobu Sakaguchi, le producteur exécutif des Final Fantasy, pourrait alors se matérialiser : "Je pense que le genre du jeu de rôle va se développer au-delà de l'aventure et des batailles. Je prévois un angle plus interactif, avec des histoires d'amour qui font pleurer et des drames familiaux". Avant d'en arriver là, les obstacles à surmonter en matière d'intelligence artificielle seront titanesques, mais c'est une piste majeure à creuser.

- en laissant une part importante d'aléatoire dans l'environnement du jeu et dans le comportement des êtres qui l'habitent. Cela donne au joueur l'impression que le monde virtuel où il évolue est vivant, que rien n'est jamais écrit, que tout peut arriver. Evidemment, ce facteur est partiellement tributaire de la qualité de l'intelligence artificielle. Dans F-Zero X (N64, 98), les trente concurrents sur la piste sont remarquablement agressifs, avec vous mais aussi entre eux. Ils se poussent violemment contre la rambarde, tournoient sur eux-mêmes pour éloigner tout adversaire... Après une maladroite tentative d'attaque, ou un virage mal négocié, il leur arrive même de perdre le contrôle de leur vaisseau avant d'aller se jeter dans le vide ! Le comportement de ces vaisseaux fous et coriaces est dynamique et inattendu, au point que chaque partie est complètement différente des précédentes.

F-Zero X

Dans Alien vs Predator (PC, 99), un alien surgit parfois du fond d'un couloir à une vitesse terrassante, et l'effet est absolument saisissant : les déplacements des aliens s'adaptant aux nôtres, il n'est pas possible de prévoir ce qui peut se passer. Pouvoir créer de l'imprévu, comme dans la réalité, est l'une des spécificités absolues du jeu vidéo en tant qu'art. C'est très puissant émotionnellement.

- en augmentant les enjeux d'une partie. Dans les jeux vidéo, les actions du joueur sont impunies et sans conséquences. C'est tout ce qui fait l'intérêt d'un Midtown Madness ou d'un Carmageddon : vous pouvez prendre autant d'autoroutes en contresens et écraser autant de piétons que vous voulez, la police ne viendra jamais sonner chez vous pour vous emmener au poste. Cette libération des responsabilités par rapport au réel est ce qui empêche souvent les jeux vidéo d'être vraiment impliquants émotionnellement. La solution, c'est d'accroître raisonnablement la difficulté du soft, de trouver l'équilibre entre réalisme et jouabilité afin de ne pas énerver et décourager le joueur qui doit se sentir responsable de ce qui se passe à l'écran. Cela exclut les pièges vicieux qui retirent au joueur toute maîtrise de l'action. GoldenEye, Rogue Spear (PC, 99) ou Hidden and Dangerous (PC, 99) sont très prenants, notamment parce qu'ils ne laissent pas le droit à l'erreur : il n'y a pas de sauvegardes à l'intérieur des niveaux, donc un échec oblige à tout refaire. Cette difficulté fait naître une formidable tension. S'il était possible de sauvegarder à tout moment, l'impact serait largement désamorcé. Limiter les sauvegardes, c'est enlever au joueur son sentiment de sécurité, et donner au virtuel l'irrévocabilité et le poids dramatique du réel -toutes proportions gardées.

Logique commerciale étouffante, quasi-omnipotence des éditeurs : des limites pratiques à l'ambition créative

En somme, les nouvelles dimensions créatives ouvertes par les jeux vidéo, que nous avons abordé tout au long de cet article, sont d'une portée énorme, presque effrayante. Quand les développeurs prendront la mesure des possibilités de leur médium, cela risque d'être une révolution artistique -et elle est déjà entamée. Cependant, dans le fonctionnement actuel de l'industrie des jeux vidéo, des obstacles concrets, structuraux s'opposent aux vraies avancées créatives.

Le premier de ces obstacles vient de la pesanteur commerciale : plus le marché gagne en importance, plus les coûts humains, matériels et financiers d'un jeu augmentent, et moins les éditeurs sont enclins à prendre des risques créatifs (voir le paragraphe intitulé "Vaches à lait" de notre article sur les causes et conséquences du succès de la PlayStation).

Le deuxième de ces obstacles, c'est que l'industrie des jeux vidéo n'a pas encore vu apparaître beaucoup d'îlots créatifs en mesure de résister à la puissance des éditeurs tentaculaires que sont Electronic Arts ou Infogrames, qui ont trop souvent le droit de vie et de mort sur des projets ou sur des équipes de développement entières. Combien de jeux pourtant alléchants ont été avortés ? Combien de concepts étouffés dans l'œuf ? Combien de studios éclatés en morceaux ? Les marchés de la musique ou du cinéma, bien qu'en perpétuelle concentration (rachats, fusions, etc), ont quand même en leur sein des labels indépendants aux reins solides, favorables aux démarches neuves et non motivées par l'appât du gain. Dans l'industrie des jeux vidéo, seuls quelques puissants développeurs, millionnaires en dollars et à la réputation prestigieuse, peuvent prétendre traiter d'égal à égal avec les éditeurs (Id Software, Lionhead Studios...).

Shenmue

La situation n'est pas rose, mais il faut quand même relativiser : les plus grands éditeurs n'hésitent pas à retarder des titres si nécessaire, pour les améliorer, les ciseler, les débugger parfaitement. Ainsi, les reports incessants d'un jeu doivent parfois être vus comme un témoignage de respect à l'égard du public (voir Nintendo avec Zelda 64 ou Perfect Dark, ou Sega avec Shenmue). La rentabilité n'est donc pas toujours une philosophie dominante.

La sous-traitance, Internet et les blockbusters d'auteur pour contourner les obstacles pratiques à la créativité

Des sorties de secours existent :

- la sous-traitance. Dans le n°55 du magazine américain Next Generation, il y a un article captivant qui dit, en substance : pour les petites boîtes (et même pour certaines grosses sociétés), la seule ou la meilleure manière de développer sur la PS2 ou la Dolphin, ce sera de faire appel à des entreprises spécialisées dans tel ou tel aspect technique : "Aujourd'hui, pour une petite équipe de développement, il est parfaitement possible d'acheter un moteur physique, un moteur 3D, un système d'Intelligence Artificielle, des squelettes en 3D et des textures, de solliciter un musicien pour faire les morceaux, et d'acheter un CD d'effets sonores. Les tâches principales de l'équipe de développement seraient alors d'assembler de manière cohérente des technologies et styles artistiques disparates, et de concevoir le gameplay ". Ce partage des tâches permettrait, poursuit le magazine, de réduire les coûts et la durée de développement, et de réaffirmer la suprématie du gameplay (plus de temps pourrait en effet être consacré au travail conceptuel). Une vision du futur très plausible.

- Internet. C'est le support idéal pour détacher les artistes (de toutes les industries de divertissement) du joug des mastodontes écervelés que sont la plupart des éditeurs et les lobbies : plus de fabrication, plus d'intermédiaires, plus de censure...

- la capacité de certains à séduire les masses avec des œuvres de grande valeur. Le succès en dollars n'est heureusement pas forcément synonyme de compromission. On en a l'exemple flagrant avec les jeux de Molyneux ou surtout de Miyamoto, best-sellers insurpassables tout en étant d'indéniables locomotives créatives. Un Mario 64 peut tout autant séduire un enfant qu'un hardcore gamer de 30 ans : l'un le trouvera très fun, l'autre appréciera de surcroît l'extrême ingéniosité du game design.

Mario 64

Plaire au plus grand nombre avec des blockbuster d'auteur, c'est-à-dire des jeux à la fois fun, spectaculaires, stimulants intellectuellement et au concept original : c'est difficile, mais c'est ainsi que le jeu vidéo gagnera ses lettres de noblesse. Tant que des auteurs de la trempe de Molyneux ou Miyamoto feront des jeux qui marchent, et disposeront par conséquent de moyens créatifs illimités pour arriver à leurs fins, les jeux vidéo continueront à progresser.

Oeuvres expérimentales sur Internet : le futur des jeux vidéo est peut-être déjà présent

Un medium peut être utilisé de bien des façons. Il y a la façon la plus courante de l'exploiter, et il y a les autres. Le cinéma est, dans l'immense majorité des cas, utilisé à des fins narratives. Mais le cinéma expérimental (dont le Sleep d'Andy Warhol, un film de six heures montrant un homme qui dort, est un des plus célèbres représentants) a bien prouvé qu'il y avait une alternative à cette approche hégémonique. Alors, le jeu vidéo va-t-il, à l'instar du septième art, donner lieu à de multiples usages ? Certainement. Mais l'on peut d'ores et déjà affirmer que le jeu vidéo expérimental existe déjà... sur Internet. Le web et le jeu vidéo sont des supports exactement semblables, qui permettent d'agir et de naviguer dans un environnement virtuel. Le web est surtout constitué d'informations écrites, alors que le jeu vidéo est essentiellement une affaire d'interactions avec des éléments graphiques.

Le jeu vidéo et le web étant frères, les progrès conceptuels de l'un sont parfaitement récupérables par l'autre, et inversement. Et les oeuvres d'art expérimentales ne manquent pas sur le web. Dans ces recherches souvent anonymes se cache peut-être l'une des clefs de l'avenir des jeux vidéo. Et, un jour pas si lointain, certains éditeurs vendront peut-être dans les rayons non pas des jeux vidéo, mais des oeuvres interactives aux finalités davantages artistiques que ludiques... L'idée est lancée.

Synthèse

Edifier des univers titanesques et autonomes au fonctionnement complexe et aux habitants interdépendants, utiliser tous les moyens d'expression existants pour créer une expérience totale, bouleverser les formes artistiques et narratives traditionnelles en donnant un rôle actif au spectateur, créer une implication émotionnelle inédite en sollicitant tous les sens du public : c'est ce que permettent les jeux vidéo. Défricher tous ces gigantesques continents créatifs et techniques prendra beaucoup de temps.

Une plus forte volonté, chez les créateurs, de donner à leurs jeux un contenu riche et passionnant en puisant dans une large palette d'influences, l'amélioration de l'intelligence artificielle, l'établissement d'un système de sous-traitance artistiquement fécond, la constitution d'un réseau de développeurs indépendants, l'utilisation d'Internet en tant que moyen de diffusion efficace et peu cher, la pérennité des blockbusters d'auteur : autant de facteurs qui, séparément ou cumulés, pourront faire germer les possibilités contenues en germes dans les jeux actuels. Des possibilités qu'il serait immensément dommage de gâcher : le jeu vidéo est capable de modifier notre rapport à l'art, aux artistes et, corrélativement, au monde -ni plus ni moins. Et dire que tout a commencé avec un shoot'em up approximatif...

Dossier écrit par Pierre Gaultier. Remerciements à Sachox. La première version de cet article est parue dans le N°1 du fanzine Polygon (septembre 1999).

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