CHRONIQUES
Le passé a-t-il un avenir ?
Suites à profusion, compilations d'anciens softs, émulateurs, musées de jeux vidéo : le passé est plus que jamais présent. Mais, dans une industrie basée sur la technologie, les modes et le court terme, un bon jeu vieillit-il aussi bien qu'un bon film ?

Alors que la PlayStation 2 sort chez nous le 24 novembre prochain, et que la X-Box, la Game Boy Advance et la GameCube sont annoncées pour la rentrée 2001, le passé n'a sûrement jamais été aussi présent. Paradoxal ? Certainement pas. Car les jeux vidéo, comme toutes les industries de masse, ont fait du recyclage mercantile leur religion. Et leur statut culturel nouvellement gagné (voir le paragraphe intitulé "Une nouvelle culture" de notre interview de Chman) incite enfin à s'attarder un peu plus sur leurs origines. Soit de manière souterraine et virtuelle, avec la prolifération des émulateurs, soit de manière formelle et tangible, avec les musées déjà créés aux States ou en préparation en France.

SUITES ET PLAGIATS

Le premier aspect de cette persistance du passé, ce sont les suites abusivement nombreuses et les concepts pompés de manière éhontée. Nous avons déjà développé ce sujet dans le paragraphe intitulé "Vaches à lait" de notre article sur les causes et conséquences du succès de la PlayStation, donc nous ne nous y attarderons pas davantage ici.

COMPILATIONS ET EMULATEURS

Deuxième aspect de cette persistance du passé, les anciens jeux qui connaissent une deuxième vie en étant rassemblés dans des compilations sur des supports récents. Capcom Collection, Gradius Deluxe Pack, Namco Museum, Final Fantasy Collection, Williams Arcade's Greatest Hits, Sega Ages, Thunderforce Gold Pack, Atari Collection... Sur 32 bits, les grands éditeurs n'ont pas hésité à exploiter la nostalgie des plus vieux joueurs, avec plus ou moins de succès. Une démarche plutôt cynique, même si elle répond à une demande réelle. Cynique car cela fait bien longtemps que lesdits éditeurs ont amorti les coûts de développement de leurs hits des années 80.

Namco Museum Vol 2

Que faire pour lutter ? Simplement télécharger sur PC, à partir d'Internet, des émulateurs des meilleures consoles et bornes d'arcade de ces années mythique. Est-ce illégal ? En théorie oui, mais en pratique non : les éditeurs de ces jeux ne gagnent plus d'argent grâce à eux, car ils en ont cessé la production il y a des années. Reste le cas des éditeurs sus-cités, plus délicat : leurs produits sont à nouveau commercialisés, mais sous une autre forme.

Quoi qu'il en soit, l'utilité des émulateurs n'est pas à remettre en question. Ces véritables musées virtuels sauvegardent l'histoire des jeux vidéo en perpétuant l'existence de softs souvent fondateurs. Sans eux, de très nombreux jeux se seraient évanouis à jamais, comme se sont évanouis "90% des films muets et la moitié des films sonores tournés avant 1950" (in CB News, janvier 2000).

DES VRAIS DE VRAIS MUSEES DE PIERRE ET DE CIMENT

Les musées des jeux vidéo sont l'ultime manière -et la plus intéressante- dont se manifeste la résurgence du passé. Aux States, un musée de l'informatique, où les débuts des jeux vidéo occupent une place honorable, a été ouvert en 90 dans le Montana (in Le Monde de l'Education, septembre 1998). Chez nous, le boss d'Infogrames, Bruno Bonnell, "cherche à mettre en place [à Lyon] une véritable zone d'activités centrée autour des métiers des jeux vidéo : implantation de startups, salles de conférence et de formation, expositions, et [le premier musée français consacré aux loisirs interactifs, qui devrait ouvrir ses portes à l'horizon 2002]" (in Le Monde Interactif). Un projet diablement excitant -c'est le moins que l'on puisse dire. Lyon, future capitale mondiale des jeux vidéo ?

UNE TECHNOLOGIE ET UN CONTENU SOUVENT PERISSABLES

Le passé des jeux vidéo n'est donc pas près de disparaître des mémoires -des nôtres et de celles des ordinateurs. Mais deux facteurs s'opposent à une réelle validité artistique de tout un pan de l'histoire des jeux vidéo.

Le premier, et peut-être le moins agaçant puisque inéluctable, vient de ce que les jeux vidéo ont connu une évolution technologique fulgurante dans une période très courte. Du coup, l'apparence de beaucoup de jeux vieillit très mal. On pourra objecter que le gameplay, lui, ne s'érode jamais s'il est bon. C'est vrai : certains types de jeux affrontent le temps mieux que d'autres. Ce sont les jeux dont les qualités proviennent essentiellement de leur mécanique interne, de leur principe, de leur jouabilité, de leur gameplay en somme. Dans quelques années, on prendra encore du plaisir à jouer à Asteroïds, à Jetpac, à Mario Kart, à F-Zero X, à ISS ou même à Pong. Les jeux les plus vulnérables aux années sont ceux dont l'attrait repose surtout sur leur habillage -en gros, les jeux de rôle et d'aventure. Par exemple, il est difficile aujourd'hui d'apprécier vraiment FF4 quand on connaît ses magnifiques héritiers (à commencer par FF6).

Metal Gear Solid

Le deuxième facteur qui diminue la longévité artistique de beaucoup de jeux, c'est que trop d'éditeurs se soucient évidemment davantage des tendances que de la validité artistique de leurs titres. C'est ainsi que l'on a pu constater, ces derniers temps, une baisse dramatique de la qualité des traductions occidentales de jeux japonais. Les textes argotiques, grotesques et même parfois sans aucun sens de FF7, FF8 ou Metal Gear Solid (dont l'hilarant doublage français est un monument de débilité) nuisent incroyablement à la crédibilité et à l'ambiance générale de ces jeux. Abréviations, mots ou expressions à la mode ont annihilé à jamais la noblesse esthétique ou thématique de ces jeux. Le temps de la sublime conversion américaine de FF6 paraît bien loin...

PRENDRE EXEMPLE SUR LES CHEFS-D'OEUVRE DU CINEMA

Tant que des éditeurs continueront à ruiner, avec leur travail de sagouins obnubilés par le profit à court terme, toute la prestance et l'intensité de quelques-uns des plus grands titres des dernières années, les jeux vidéo auront du mal à acquérir la légitimité et la pérénnité artistique qui leur est due. Si les chefs-d'oeuvre du septième art ont traversé plusieurs décennies sans dommages, ce n'est pas seulement parce que la technique et les supports cinématographiques sont bien plus stables que ne le sont ceux des jeux vidéo : c'est aussi parce que, dès leur sortie, ces films se sont dérobés au temps et aux modes pour créer leur propre langage et leur propre mythologie. L'industrie vidéo-ludique ferait bien de suivre cet exemple, en ralentissant sa course insensée à la performance (à peine commence-t-on à maîtriser un support qu'un autre apparaît) et en donnant à ses jeux un contenu solide et capable de durer. La santé créative et économique du secteur pourrait énormément en bénéficier.

Article écrit par Pierre Gaultier. Une première version de cet article est parue dans le N°1 du fanzine Polygon (septembre 1999).

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