INTERVIEW
Cyril Berrebi

Le journalisme spécialisé est un métier extrêmement convoité -énormément de candidats, très peu d'élus. Cette inaccessibilité fait rêver de nombreux gamers qui se font une image souvent idéalisée et partiellement fausse de la profession. En interviewant Cyril Berrebi, rédac chef adjoint de PC Jeux, et Christophe Delpierre, pigiste pour Joypad et PS2 Mag (où il est connu sous le nom de Dave Martinyuk), Polygon a voulu lever le voile sur tous les aspects d'un métier finalement mal connu : points positifs et négatifs, organisation d'une rédaction, travail au quotidien, relations avec les éditeurs et développeurs, concurrence entre mags, nature et influence du lectorat... Deux interviews sans langue de bois.

Polygon : Comment es-tu entré dans la presse jeux vidéo ?

Cyril Berrebi : J'étais en faculté de pharmacie depuis un bout de temps, et de fil en aiguille, je me suis dit que ce n'était pas vraiment mon truc. Je rêvais de bosser dans un mag de jeux. Comme beaucoup de gens de ma génération, je suis né avec les jeux vidéo, et je n'ai jamais décroché. Ce qui me passionne, plus que les jeux eux-mêmes, c'est ce qu'il y a autour : les gens qui travaillent dessus, les idées, les concepts, le processus de développement, le marketing... En plus j'adore écrire -même si, honnêtement, je n'ai pas de talent particulier. Donc concilier les deux passions, c'était un rêve pour moi.

En fait, ça a surtout été une question de chance et d'envie. Je connaissais Sylvain Allain, qui à l'époque commençait à bosser en tant que rédac chef sur Next Games, et je lui ai dit que j'étais intéressé. Il m'a permis de rentrer, j'ai rencontré l'équipe qui travaillait là -dont le rédac chef actuel de PC Jeux, Cyrille Tessier-, et on s'est bien entendus tout de suite. J'ai finalement commencé à piger sur un mag Nintendo, X64. Mon premier article a été un test d'un jeu de catch. Par chance, je suis un des seuls fans de catch américain en France, donc ça c'est plutôt bien passé (rires). On m'a alors proposé de remplacer une personne qui partait de X64, et j'ai accepté. J'y suis resté neuf mois, en espérant toujours rejoindre l'équipe de Next Games -qui s'est arrêté entre-temps. Le team de NG est parti à PC Jeux. J'y suis rentré comme chef de rubrique des tests. Le rédac chef adjoint a quitté le mag il y a un an, et j'ai pris son poste. Maintenant il ne me reste plus qu'à éliminer le calife (rires) !

Concrètement, quel est le rôle d'un rédac chef adjoint ?

Cela dépend des magazines. Chez PC Jeux, le poste consiste à s'occuper de la gestion au quotidien, à faire en sorte que le mag sorte tous les mois. Le rédac chef, lui, va davantage se charger des deals à long terme, des relations avec la direction, des opérations qu'on va faire avec tel éditeur ou sur tel jeu -concours, exclusivité sur une démo, un dossier ou un voyage... L'adjoint doit définir le contenu du mag, le rôle de chaque pigiste, et doit veiller à ce que les papiers rentrent à temps. Il doit chapeauter un peu toutes les rubriques. Il doit assurer la cohérence complète du mag -afin qu'il n'y ait pas deux fois la même news dans deux rubriques différentes par exemple-, car souvent les gens travaillent un peu dans leur coin. Il relit les papiers. Il s'occupe de tout ce qui n'est pas géré par les autres chefs de rubriques, comme les soluces. Il fait un peu de relations publiques aussi -des présentations, des soirées, des contacts à entretenir. Et il bouche les trous quand un chef de rubrique est en vacances ou malade.

Comment se passe une journée typique ?

Ce qu'il y a de fabuleux dans ce boulot, c'est qu'il n'y a pas deux journées identiques. Ce matin j'ai été voir les gars qui s'occupaient du doublage de Commandos 2, mais demain je peux très bien être à Dallas pour une présentation, à Londres pour un salon ou ici pour relire des papiers...

Les avantages du job ?

D'abord il n'y a pas de routine. Ensuite tu es au centre du milieu : il n'y a pas d'autre métier qui permette de voir tous les aspects de l'industrie des jeux vidéo, tous les développeurs, tous les projets en cours. Quand tu travailles sur un jeu ou chez un éditeur, on ne te montre pas ce qui se passe à côté. Parfois tu as l'impression de créer un truc, et au final tu te rends compte que dix autres boîtes ont eu la même idée. C'est catastrophique. On voit des gars qui viennent nous présenter des jeux, et qui nous disent qu'ils ont inventé ça ou ça alors qu'on l'a déjà vu dix fois avant... C'est dommage. On a la chance d'avoir la vision la plus générale du milieu.

L'autre avantage c'est que tu rencontres énormément de gens. Je bossais à Next Games depuis un mois, j'avais fait trois papiers, et on m'a demandé si, le lendemain, je voulais faire une interview de David Perry ! Par ailleurs c'est un milieu vachement jeune dans l'ensemble, où les gens sont très ouverts et où tout le monde se tutoie. Et on fait parfois de très beaux voyages dans des pays qu'on ne pensait pas voir un jour...

Inconvénients du métier ?

Pour les gens qui ont peur du travail, ce n'est pas le bon plan. Et il faut être très disponible : pour quelqu'un qui est marié, qui a des enfants, ce n'est pas l'idéal. Pour vraiment bien faire ton boulot, il faut te dire que, dans deux jours, tu peux être au bout du monde. Il faut savoir qu'il y a des week-ends, des soirs et des nuits où tu vas bosser. Mais tu peux ne pas le faire. Aujourd'hui on est assez bien rôdés sur PC Jeux, et on le fait beaucoup moins qu'avant. Maintenant, comme on a quinze jours de décalage entre le bouclage et la parution, c'est de plus en plus difficile de rivaliser avec la concurrence du net, donc tu es obligé d'être là jusqu'au dernier moment pour guetter les dernières actus.

Je suppose aussi que tu ne dois pas prendre beaucoup de congés...

Aujourd'hui la rédac est très calme -on a bouclé et c'est les vacances-, mais de septembre à janvier ça ne va pas arrêter. En plus Cyrille Tessier et moi allons enchaîner avec le lancement de X-Box magazine, donc pendant deux ans on ne va pas avoir de vacances -en trois ans j'en ai pris quatre semaines. Mais c'est délibéré, parce que j'adore le boulot. Et on est très libres. Si demain je suis fatigué et si je sais qu'il n'y a pas vraiment besoin de moi, je peux très bien me permettre de prendre ma journée. On s'arrange. Si tu t'organises bien et que tu travailles régulièrement, ça ne demande pas un boulot monstrueux. Certains étalent leur travail autrement : pendant deux ou trois semaines ils ne foutent rien, et la dernière semaine ils n'arrêtent pas, jour et nuit. C'est un choix. Mais si tu veux vraiment faire un bon mag ce n'est pas la meilleure solution, parce que faire de la qualité exige beaucoup de relectures -tu écris un papier, tu y reviens le lendemain, deux jours après... Il y a des gens qui ont du talent et qui ne travaillent qu'avec la pression, et ils s'en tirent très bien, mais moi je n'ai pas un don particulier donc j'ai besoin de travailler beaucoup mes textes.

Je crois qu'il faut quand même s'y prendre à temps, et qu'il ne faut pas laisser traîner. Quand tu as un truc à faire il ne faut pas se dire qu'il reste encore trois semaines. Un papier qui est écrit, fini, relu, qui est donné aux secrétaires de rédaction (SR), peut être maquetté à la coule. Avant le bouclage, les maquettistes se retrouvent avec plein de papiers à faire en même temps, les SR ont beaucoup d'articles à relire, et nous aussi. Et à la fin de la journée, même si tu es très bon, tu laisses passer des trucs monstrueux. Quand tu les vois dans le mag après ça te fait chier car tu y as passé des heures et des heures. Dans la dernière année il y a eu moins d'erreurs, mais quand on a commencé, ça a été dur, car il fallait organiser une nouvelle équipe, l'intégrer dans l'ancienne... Maintenant ça fonctionne bien, et je crois que ça se ressent dans le mag. Il y a des mois où PC Jeux est moins bon, mais de toute façon il n'y a pas de mag parfait. On travaille hélas dans des délais qui, même en s'organisant bien, sont très courts, et il y a des choses qu'on laisse forcément passer.

Et le stress ?

Moi je n'en ai pas vraiment. Après ça dépend des gens. Moi j'ai plutôt le stress de bien faire que le stress des délais. A chaque article tu te remets en question... Quelquefois tu as un sujet qui te motive et t'inspire, mais d'autres fois, tu as un soft que tu as l'impression d'avoir déjà vu dix fois, et au final tu fais un papier aussi plat que le jeu. Mais bon, je parle pour moi, je connais certains gars qui te font un papier génial sur n'importe quoi. Le grand secret c'est aussi de savoir à qui donner un papier.

Combien de temps faut-il pour écrire un papier ?

En gros, pour un test moyen de deux pages, deux ou trois jours. Pour certains grands jeux, genre Baldur's gate, tu as plutôt une semaine.

Qui se charge des dossiers ?

Les internes, et ce pour une bonne raison : les dossiers sont souvent faits à partir d'un voyage chez un développeur par exemple, et on sait que les développeurs préfèrent qu'on envoie quelqu'un de la maison plutôt qu'un pigiste. C'est très important pour eux. On essaie donc de faire tous les voyages en interne, mais c'est de plus en plus dur parce qu'on est moins nombreux qu'avant. Et quand tu vas au bout du monde voir un jeu obscur, ça n'est pas toujours un cadeau : ça peut être ennuyeux, ça te fait perdre du temps et au final tu n'en fais qu'une demi page de news.

La concurrence n'est pas trop rude ?

Même si, en France, on est un peu le mag challenger, on a l'avantage de pouvoir récupérer les exclusivités de PC Gamer [mags américain et anglais dont PC Jeux est l'édition hexagonale], qui sont leader dans leurs pays. Heureusement d'ailleurs, car autrement nous aurions énormément de mal à avoir des scoops : les éditeurs ont souvent leurs petites habitudes avec des mags établis.

Tu crois que les journalistes peuvent avoir une influence sur les développeurs ?

J'aimerais que ce soit davantage le cas. Beaucoup de gens pensent, à tort ou à raison, que les journalistes sont seulement là pour cracher, pour critiquer. Mais à PC Jeux, on ne prend aucun plaisir à descendre un jeu. On préfère ne pas en parler trop plutôt que d'en dire du mal sur trois pages, et garder de la place pour essayer de pousser au maximum les jeux qui le méritent et qui n'ont pas forcément un bon soutien pub. Plus que tout on essaie, quand on voit les jeux en développement, de donner des conseils -puisés dans notre culture vidéo-ludique : on n'invente jamais rien- sur des choses souvent très connes. Par exemple David Perry nous a présenté Messiah en jouant au clavier. J'avais eu une preview où quelque chose me gênait : la fonction zoom du jeu n'exploitait pas la molette de la souris. J'ai dit à David : "Je crois que vous y avez pensé, mais pour le zoom, ce serait vachement bien de le mettre sur la molette". Il me regarde, et il me dit : "Putain, c'est une bonne idée". Au final, ils l'ont mis dans le jeu, et ça fait plaisir.

Ca arrive souvent ce genre de choses ?

Hélas, quand les previews nous sont données, c'est souvent un peu tard : les jeux sont quasiment terminés. Je pense que les développeurs devraient davantage faire appel à la presse, plutôt que d'utiliser des bêta testeurs en interne qui sont tellement impliqués dans le jeu, et le connaissent tellement par coeur, qu'ils ne vont pas voir des choses complètement évidentes qu'un joueur lambda va remarquer au bout de trois minutes. J'aimerais vraiment qu'il y ait plus de collaboration entre les journalistes et les développeurs. Les journalistes sont souvent des gens qui connaissent très bien leur sujet (même s'il y a aussi des charlots comme dans tous les métiers). Ces gens-là ont joué à beaucoup de jeux, ont des références, savent que Nintendo fait des bons jeux de plate-forme et sont capables de t'expliquer pourquoi... Je suis vraiment persuadé que, dans la presse, il y a des gens qui auraient vraiment la capacité d'aider les studios de développement à améliorer leurs jeux. A PC Jeux, il y a un chef de rubrique qui s'appelle Cyril Dupont. Tu peux lui donner n'importe quel jeu de stratégie, et au bout d'une heure il va te dire quelles sont les forces et les faiblesses de l'ordinateur. Il saura ce qu'il faut régler précisément.

Il n'y a pas assez de communication entre les éditeurs et les mags. Certains éditeurs pensent que la presse est uniquement là comme support de promotion, et ça nous fait chier, même s'ils ont raison en ce qui concerne certains mags. Nous, on ne le voit pas comme ça, on veut travailler en bonne intelligence avec les éditeurs, on ne veut pas travailler contre eux mais avec eux, mais pas à n'importe quel prix -ce n'est pas eux qui nous dicteront ce qu'on doit mettre dans le mag. C'est parfois un peu délicat, car d'autres journalistes le voient différemment, sont plus dociles, mais au final, la crédibilité auprès des lecteurs et même des éditeurs passe aussi par là. C'est notre boulot d'informer les gens.

Cependant on n'a pas la science infuse, ce n'est jamais que notre avis, et parfois on n'est même pas d'accord entre nous sur certains points. C'est pourquoi on essaie de regrouper les opinions au maximum. Toutes les personnes qui ont eu le temps et la possibilité de jouer au jeu vont modérer l'avis du testeur principal. Mais cela me gêne de mettre des notes à un soft. Le jeu vidéo, pour moi, est un art à part entière.

The longest journey

Est-ce que tu crois qu'un article de Edge comme "But is it art ?" serait possible à passer dans un mag français ?

Tu ne peux pas placer ce sujet n'importe où. Edge est peut-être aujourd'hui le seul endroit au monde où tu peux le publier, mais je ne désespère pas qu'on puisse faire, un jour, un Edge en France. Cela me paraît quand même très difficile de placer ce genre de papiers dans un mag français, même installé. Tu ne peux pas écrire un article que pour te faire plaisir. Je sais que le public actuel de PC Jeux ne correspond pas du tout à ce type de sujet. Ces deux dernières années, PC Jeux s'est entièrement refocalisé sur le jeu pur. On ne fait plus d'actus ou d'articles genre "Jeu vidéo et cinéma", car on a vu que nos lecteurs ne demandaient pas ça. Et il y a encore moins de chances qu'il y ait des dossiers de fond dans X-Box Magazine. A la limite, cela pourrait passer dans des mags plus généralistes comme Technikart -qui a récemment fait un dossier de 18 pages sur les jeux vidéo.

Tout à l'heure tu disais que les jeux vidéo sont un art à part entière. Pourquoi selon toi ?

Je vais aller plus loin que ça : je pense que c'est l'art le plus difficile. Tu dois allier le visuel, le son, l'écriture... Le jeu vidéo regroupe tous les modes de création déjà existants, et en plus il faut que l'ensemble soit interactif et que les gens aient envie d'y jouer. C'est énorme. Franchement, je respecte les gens qui font du jeu vidéo aujourd'hui, et je crois qu'un bon journaliste doit être conscient du travail que cela représente. Mais pour moi il n'y a pas de débat : le jeu vidéo est un art. Un jeu comme The longest journey est incroyable au niveau de l'écriture. Aucun film au monde n'a eu des personnages de cette profondeur. Seuls les romans peuvent s'en approcher.

Et si, parfois, on dit du mal de tel ou tel jeu, ce n'est pas vis-à-vis des développeurs : on est conscients qu'ils ne contrôlent pas tout, et qu'ils travaillent avec un budget et des délais qui ne sont pas illimités. On comprend forcément toutes ces contraintes car nous vivons nous-même avec au niveau des mags. Quand on va mettre une sale note, c'est vis-à-vis des gens qui vont dépenser 350 balles pour acheter le jeu. On est forcés de leur dire de faire attention. Les notes qu'on peut donner sont aussi des rapports qualité/prix. Si un jeu est gratuit, comme La quatrième prophétie, on ne va jamais mettre une note... C'est assez spécial comme boulot, mais je n'en changerais pour rien au monde. Il m'arrive de me réveiller en sursaut en me disant que je suis encore en fac de pharmacie, et c'est mon pire cauchemar ! (rires)

Propos recueillis par Pierre Gaultier.

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