INTERVIEW
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David
Cage
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Avec Nomad Soul (PC, 99), Quantic Dream s'est immédiatement imposée comme la société française de jeux vidéo la plus ambitieuse et prometteuse. Le gigantisme de Nomad Soul, ses nombreuses idées de gameplay, son atmosphère dense et futuriste, son solide scénario, sa musique signée David Bowie ont fait souffler un vent de renouveau sur le genre passablement figé du jeu d'aventure. David Cage, le président directeur général de la société, fait le bilan de la sortie de NS, et nous parle de narration interactive, de jeu online et de game design. Il nous distille également quelques informations excitantes sur Fahrenheit, le nouveau projet de Quantic Dream, dont le colossal objectif est de fusionner jeu vidéo, série télé et cinéma. Polygon : Quel a été ton premier contact avec les jeux vidéo ? David Cage : C'était il y a un peu plus de dix ans maintenant. J'avais une société qui s'appelait Totem, qui s'occupait de faire de la musique, principalement pour les maisons de disques, les séries télé, le cinéma... Comme j'étais un passionné de jeux vidéo, j'ai été un des premiers musiciens professionnels en France à m'y intéresser. A l'époque, les musiques de jeux n'étaient pas terribles, et étaient souvent faites sur un coin de table par un copain du programmeur. L'idée m'est donc venue de mélanger mes deux passions. En plus, technologiquement, c'était le début des CD : on avait accès à des tracks audio, et on n'était plus obligés de se servir des petits synthétiseurs des cartes mères... C'était vraiment le bon moment. J'ai commencé à travailler pour pas mal de boîtes, notamment Cryo, Psygnosis, Sony, Sega ou Virgin. Qu'est-ce qui t'a poussé à vouloir faire un jeu vidéo ? J'ai fait des musiques pendant quatre ans en étant free-lance, c'est-à-dire que je travaillais pour plusieurs boîtes, avec plusieurs équipes et sur plusieurs projets. Je commençais donc à très bien comprendre le mécanisme de développement d'un jeu, et à connaître pas mal de gens dans ce milieu. Par ailleurs l'un de mes hobby était d'écrire de la science-fiction. A un moment j'ai eu envie de faire le jeu auquel j'avais envie de jouer. En même temps je voyais arriver la 3D temps réel, qui en était vraiment à ses tout débuts, et je me suis dit que cette technique allait permettre aux jeux vidéo de devenir un moyen d'expression et pas seulement un passe-temps pour teenagers. David Cage NOMAD SOUL : LE BILAN Qu'est-ce qui a changé pour Quantic Dream depuis la sortie de Nomad Soul ? Enormément de choses. D'abord, sortir un jeu change le statut de la société et de l'équipe : tous ceux qui l'ont fait te diront que c'est quelque chose d'extrêmement difficile. En plus, on était partis dans une logique qui est celle d'un petit studio, presque familial : on était sur deux appartements, sur un palier, on avait des câbles réseau qui traînaient par terre, les machines étaient ouvertes, on dormait sur le sol, dans une baignoire, on mangeait des pizzas, c'était artisanal... Ce sont d'excellents souvenirs, on est très contents d'être passés par là, et je pense que si les gens voient une espèce d'âme dans Nomad Soul, c'est peut-être aussi pour ça. Maintenant, c'est quelque chose qu'on a pas forcément envie de reproduire infiniment. Des investisseurs financiers importants sont entrés dans le capital de Quantic Dream et nous ont aidé à passer au cap suivant : celui d'une société mieux organisée, mieux structurée, capable de produire de la qualité pour moins cher... Tout cela en conservant les gens, les concepts et la technologie. On a déménagé dans des grand locaux de 1400 m², sur deux étages, en open space pour faciliter la communication. On a un étage bureaux, un étage avec un plateau de motion capture de plus de 350 m², un studio son en interne, une infrastructure machine complètement revue, des serveurs et un intranet de qualité... Quel bilan tires-tu de la sortie de Nomad Soul, d'abord au niveau de l'accueil du public ? L'accueil a été excellent. Le jeu s'est vendu à un million de copies, dont plus de 80.000 en France. Il a été quatrième des ventes de Noël juste derrière les gros blockbusters comme FIFA ou Tomb Raider. La plupart des gens ont bien compris ce qu'on a essayé de faire. Beaucoup ont apprécié la qualité de l'immersion et le scénario. On a eu un retour exceptionnel des gamers par mail, par des sites internet et par la presse. Le jeu a eu une vingtaine de récompenses dans le monde -en France, une flèche d'or Fnac, un mégastar Joystick et un GEN d'or du meilleur jeu d'aventure. Le jeu a été classé huitième meilleure technologie de l'année dans le magazine Times. Ce qui nous a fait le plus plaisir, c'est justement un article du Times -qui n'est pas vraiment un journal de gamers- qui a dit que Nomad Soul préfigurait l'avenir du jeu vidéo, et que notre démarche était mature et différente. Cela nous a fait plaisir car ce sont des médias qui ne parlent pas de jeux vidéo habituellement, mais plutôt de cinéma, de musique... C'est intéressant d'avoir ce type de retour de la part de gens qui ne baignent pas là-dedans, qui voient ça de l'extérieur, et qui ont souvent un regard assez méprisant sur les jeux vidéo en disant : "C'est niais, c'est pour les enfants, c'est violent". Et là, pour une fois, ces journaux-là disaient quelque chose de sympathique sur les jeux vidéo. On était assez fiers de ça. Quel a été le feedback des professionnels des jeux vidéo ? Le feedback a été très bon, aussi bien au niveau des joueurs que de l'industrie et du grand public. L'industrie a très bien réagi car je crois qu'elle a vu toute la complexité technique du jeu qu'on a mis en place. Nomad Soul est énorme : plus de cinquante heures de jeu, une ville complète en 3D temps réel avec des centaines de passants et de véhicules, de la motion capture corporelle et faciale... C'est à la fois un jeu d'aventure, de baston et de tir ; on peut contrôler des véhicules, on peut lancer des sorts, on peut se réincarner... Cela a été très difficile à mettre en oeuvre, et je crois que l'industrie respecte la quantité de travail qui est allée dans le jeu. De manière plus prosaïque, un jeu qui fait un million de copies est généralement respecté. On a vendu 100.000 copies aux Etats-Unis, ce qui est bien, surtout pour un jeu français. La presse a dans l'ensemble très bien réagi, avec quelques exceptions aux Etats-Unis où certains ont dit que Nomad Soul était moins bon que Quake, Unreal ou Half-Life. Mais nous n'avons pas fait un FPS, nous avons fait un jeu d'aventure. Tous ceux qui ont abordé le jeu sans préjugés ont, je pense, été satisfaits. The Nomad Soul Est-ce que tu as réussi à atteindre tous les objectifs que tu t'étais donnés au départ pour le jeu ? Une de nos satisfactions, c'est que le jeu n'a pas beaucoup bougé entre le game design initial -écrit trois ans avant la sortie- et le résultat final. Technologiquement, on a atteint tous nos objectifs. Il y a eu environ 10% de choses en moins, et la fin du jeu a été un peu coupée pour des questions de timing car Eidos voulait que le jeu sorte à Noël -ce qui se comprend-, mais, globalement, peu de choses ont été modifiées. Peut-être qu'on n'aurait pas fait les séquences de tir en FPS si Eidos n'avait pas lourdement insisté dessus, car le jeu devait rester en troisième personne d'après le game design initial. Le plus gros regret qu'on a, c'est l'arrêt de la version PlayStation par Eidos, qui était finie à 80%. Je crois que c'est une erreur stratégique, car le jeu aurait pu très bien se vendre sur cette console. NARRATION INTERACTIVE ET HYBRIDATION DES MEDIA Est-ce que tu considères le jeu vidéo comme un art ? Vaste question ! Je dirais que c'est un art en devenir. Aujourd'hui c'est un art mineur. J'ai l'espoir qu'un jour cela devienne un art à part entière. Je crois beaucoup dans l'avenir de la narration interactive. Je pense qu'on pourra un jour raconter des histoires interactives qui pourront prétendre à être au moins un moyen d'expression si ce n'est un art. C'est vers ça qu'on a essayé de tendre avec Nomad Soul. Beaucoup de gens pensent que ce que l'auteur donne au joueur au niveau narration, il lui enlève au niveau interactivité... Je ne partage pas cet avis. Il ne faut pas oublier que raconter des histoires est la plus vieille activité humaine. Cela a commencé dans les cavernes. On l'a fait avec des livres, des films, et maintenant on peut le faire sur des ordinateurs. Ce serait une erreur de ne pas saisir cette opportunité. Je pense que la narration interactive existe, qu'elle peut être fun et ludique, et qu'elle peut permettre l'expression d'idées ou de points de vue de la part du "réalisateur". Mais cela demande beaucoup de travail, et cela exige de mettre en place beaucoup de règles, de solutions. C'est vrai que cela soulève énormément de problèmes, mais c'est possible. C'est à la fois difficile et intéressant, puisqu'on est sur un territoire vierge où il y a tout à inventer. On a posé pas mal de jalons dans Nomad Soul, et je crois qu'on a trouvé des solutions intéressantes pour raconter une histoire sans enfermer le joueur. Dans Nomad Soul tu incarnes un personnage qui a une vie, une histoire et un certain nombre de tâches à faire, dont tu ne perds jamais la trace grâce à des repères clairs. Mais tu peux décider de sortir des rails, d'aller boire un verre dans un bar, d'acheter un livre dans une librairie, d'aller voir des strip-teaseuses dans le quartier chaud... Le joueur peut vivre d'autres histoires : il y a quelques petites quêtes parallèles qui ne sont pas reliées à la trame principale. C'est une des réponses possibles à ce type de problème. Tu parles d'événements qui n'influencent pas vraiment le cours du jeu... Dans Nomad Soul, il y a aussi des choses que tu peux faire de différentes manières, ce qui est une des définitions possibles de l'interactivité. A un moment, tu as un problème x, et tu peux le résoudre de plusieurs façons. Il y a beaucoup de solutions possibles. Cela fait maintenant plus de quatre ans qu'on se pose ce genre de problèmes, donc on a un certain nombre de réponses qu'on met en oeuvre ou qu'on mettra en oeuvre dans le futur. Est-ce qu'il y a des jeux qui t'impressionnent du point de vue narration interactive ? Day of the tentacle. Je trouve l'idée absolument géniale. Tu peux voyager dans le temps et incarner trois personnages à des époques différentes. C'était vraiment intelligemment fait. Je ne vois pas d'autres jeux. On nous a souvent comparé à Outcast. Ce jeu a utilisé une approche qui est très valable, probablement plus proche de Zelda, avec beaucoup de mini-quêtes et des objets à donner aux personnages. On n'a pas suivi cette voie, parce qu'il est très difficile d'avoir une réelle construction, une réelle narration cinématographique sur ce type de schéma. Il n'y a pas beaucoup de jeux qui s'aventurent sur ce terrain de la narration interactive. The Nomad Soul Il faut dire que le jeu d'aventure n'est pas un genre qui est actuellement très en vogue, à tort car je pense que c'est un style qui a de l'avenir s'il est traité d'une certaine manière. Je crois que l'industrie du jeu a été très refroidie par les LucasArts, qui sont des jeux que j'adore -que ce soient les Monkey Island, les Indiana Jones ou les Sam et Max- mais qui reposent beaucoup sur des énigmes du style "Je combine le fer à repasser avec la confiture et j'obtiens une guitare électrique". C'est vrai qu'ils ont un peu tiré sur la corde de ce côté-là. Du coup on en subit un peu les conséquences, et beaucoup de gens dans l'industrie regardent les choses superficiellement et se disent "Le jeu d'aventure c'est ça, donc ce n'est pas intéressant". Pourtant c'est un genre qui a un énorme potentiel, mais il faut qu'il soit traité comme du cinéma grand spectacle -avec des moyens, de la narration, de la 3D temps réel, du fun, de l'immersion-, plutôt que comme des mini-puzzles de combinaisons d'objets. Il faut aussi qu'on sorte du jeu d'aventure lourd, long et ennuyeux. Il ne faut plus créer des softs où il faut se taper des annuaires avant de pouvoir jouer, où il faut assimiler trois tonnes de choses, avec cinquante boutons sur le clavier... Le jeu d'aventure peut être simple et fun. Quand tu as conçu Nomad Soul, avais-tu l'intention de faire passer un message ? Je ne souhaitais pas faire passer un message à proprement parler. Je ne voulais pas alourdir le jeu en essayant de délivrer des messages à l'humanité. Cela dit, il y a des éléments dans la toile de fond de Nomad Soul qui expriment certaines de mes idées : la manipulation des masses par les médias (voir les publicités du transcan), l'hypocrisie des prédicateurs américains, la description d'une société endormie contrôlée par quelques puissants, sont quelques exemples plus particulièrement inspirés par la société américaine. D'autres messages plus philosophiques ou spirituels sont glissés dans le scénario de Nomad Soul. Selon toi, qu'est-ce que des artistes venant de la musique et du cinéma peuvent apporter aux jeux vidéo ? Ils peuvent apporter beaucoup de choses, à condition qu'ils ne soient pas à la tête du projet. L'interactivité, c'est une autre façon de penser par rapport aux média linéaires comme le cinéma, la télévision ou la littérature. Les artistes venant du cinéma ont notamment énormément à apporter, parce qu'ils ont une culture visuelle depuis plus de cent ans qu'on n'a pas encore dans les jeux vidéo. Maintenant, je pense que les jeux vidéo aussi ont apporté à ces média-là, et on voit aujourd'hui des films et des publicités qui s'inspirent beaucoup du visuel des jeux. Il y a eu une époque où le jeu vidéo pompait honteusement sur le cinéma, mais on est un peu en train d'en sortir en assimilant et en enrichissant ces influences, et en renvoyant l'ascenseur. Je crois qu'on va plutôt dans la bonne direction. Je suppose que tes goûts en cinéma influencent ta conception du jeu vidéo... Bien sûr. Pendant le conception de Nomad Soul j'avais certains films à l'esprit : Dune -je fais partie des quelques-uns qui ont aimé le film-, évidemment Blade Runner, Alien, Brazil... Tous les classiques. Et en musique... Bowie je suppose (rires) ? Non en fait, je n'avais pas Bowie en tête. Mais quand on en a discuté avec Eidos, et qu'on a fait une liste des gens qui pouvaient s'associer au projet, c'est vrai que Bowie collait particulièrement bien à l'univers et au concept de la réincarnation virtuelle -c'est quelqu'un qui a beaucoup joué avec son identité et son apparence. Donc quand on l'a rencontré, c'était évidemment la personne qu'il fallait. Bowie est très curieux, il a eu une très longue carrière, et selon moi il n'a jamais été has been. Il a vécu des choses, il a vu des choses, et cela se sent dans son physique, dans sa voix, dans sa personnalité. GOUTS DE JOUEUR ET DE GAME DESIGNER Est-ce qu'il y a des gens que tu admires particulièrement dans l'industrie ? J'ai passé suffisamment d'heures sur Civilisation pour beaucoup respecter Sid Meier. Je respecte également Peter Molyneux, car c'est quelqu'un qui essaie d'inventer, de créer quelque chose qui n'existe pas. C'est modestement ce qu'on essaie de faire à Quantic Dream : aller dans des voies qui ne sont pas archiconnues. Ce que fait Molyneux est très respectable, car c'est quelque chose qui est risqué. Il est très difficile de se faire suivre par l'industrie du jeu qui est par définition très conservatrice et qui préférera financer le jeu qui a marché l'année dernière plutôt que celui qui va marcher l'année prochaine. Sinon, Warren Spector, les Bitmap Brothers, qui ont bercé ma jeunesse à la belle époque de Speedball... Evidemment il ne faut pas oublier les grands créateurs japonais, avec Shenmue, Zelda, Mario... Ce sont de grand messieurs. Quel est ton jeu préféré et pourquoi ? J'en ai plein. En tant que game designer, c'est sûrement Day of the tentacle, dont le concept est astucieux et bien géré. Le jeu sur lequel j'ai passé le plus de temps c'est certainement Tekken. J'ai fait tous les volets de la série et j'adore ça. La finesse du réglage de jeu est absolument hallucinante, ainsi que la performance technique sur les animations. Nous on s'est un peu frottés au genre en réalisant le jeu de baston en Motion Capture dans Nomad Soul, et on en est ressortis avec d'autant plus de respect pour Tekken. C'est vraiment très pointu de régler un jeu de combat avec ce niveau de précision et de qualité-là. C'est un jeu exceptionnellement bien pensé. Pour moi c'est le meilleur jeu de combat qui ait été fait, en tout cas au niveau jouabilité. Sinon, Civilisation. Sid Meier est arrivé à intéresser le joueur à la fois à construire des villes et à faire la guerre. C'est un jeu graphiquement complètement dépassé mais on est dedans à 200% car il implique énormément. Kay'l, le héros de Nomad Soul Quelle plate-forme préfères-tu en tant que game designer ? C'est une question difficile. Sûrement le PC, car c'est la plate-forme la plus ouverte et sa puissance progresse tous les ans. C'est celle qui laisse le plus large éventail de possibilités, à la fois en termes techniques et ludiques. Mais c'est une plate-forme qui a l'inconvénient de son avantage : on ne contrôle pas l'expérience du joueur. Pour Nomad Soul, on a réglé le jeu sur un certain PC, avec une certaine carte sonore, une certaine carte vidéo pour un certain résultat à l'écran, mais ce n'est pas l'expérience qu'ont eu tous les joueurs. Sur console, on contrôle tout parfaitement : on sait quel périphérique le joueur va utiliser, à quel framerate le soft va tourner et quel sera le rendu final. Si on fait la balance des deux c'est quand même les consoles qui sont les plates-formes les plus intéressantes, car elles permettent de vraiment maîtriser ce que va ressentir le joueur. Quelle est la console nouvelle génération qui t'intéresse le plus ? D'après ce que j'ai vu à l'E3, la PS2, et de très loin. Je crois que la GameCube va se positionner sur le créneau habituel de Nintendo, qui est très fort sur ce créneau-là. La X-Box, j'attends de voir. C'est la grande interrogation. Je suis très intrigué par le disque dur et par le modem. J'attends de voir ce qu'ils vont en faire, quels sont les jeux qui vont l'exploiter... Je ne peux pas vraiment répondre : il faudrait attendre de voir les consoles à égalité, avec un petit panel de jeux. LE JEU ONLINE Que penses-tu du jeu on-line ? L'année dernière c'était la ruée, et tout le monde voulait en faire. Nous on en faisait pas. Certains nous disaient que c'était l'avenir, que bientôt personne ne voudrait plus jouer off-line... Un an plus tard les gens qui nous disaient ça ont mis la clé sous la porte, et ont un peu revu leur jugement. L'économie n'est pas évidente sur ce type de projets. Personne ne gagne de l'argent avec ce genre de produits, à part Sony avec Everquest, ou EA avec Ultima, et encore... J'étais très intrigué par ce phénomène, et j'ai donc acheté Everquest. J'y ai un peu joué et je dois avouer que j'ai eu énormément de mal à rentrer dedans. A côté de ça je connais des gens qui sont complètement fans, qui ne décrochent plus et sont à un niveau très avancé... Mais il faut accepter de passer dix ou quinze heures à chasser des lapins, à tuer des scorpions... Je crois qu'aujourd'hui, sur les jeux massivement multi-joueurs disponibles, il y a un prix d'entrée qui est trop élevé en termes de gameplay. Rentrer dans le monde et dans le jeu nécessite trop d'efforts. Je n'ai pas été complètement convaincu non plus par Phantasy Star Online, qui était une bonne idée, mais quand même freinée par le réseau et par les possibilités de la Dreamcast. Je pense que des choses énormes vont arriver mais ce n'est pas pour tout de suite. Le online a des possibilités ludiques étonnantes, mais si on veut trouver une économie viable il va falloir imaginer des concepts qui soient plus proches des joueurs et qui ne soient pas réservés à une niche chez les hardcore gamers. Je pense que le online a un avenir à condition d'être simplifié et de sortir de la pure logique RPG -même si c'est une composante importante. Je crois aussi que la principale difficulté est que le ticket d'entrée pour les éditeurs est très élevé, puisque pour faire quelque chose de sérieux, qui puisse se comparer à Everquest, il faut miser entre 40 et 50 millions de francs. Aujourd'hui il y a très peu d'éditeurs sur le marché qui ont le courage et les moyens de faire ça. On pourra dire que le online a de l'avenir quand la X-Box ou la PS2 seront vraiment en ligne et en haut débit. Je crois que ces deux consoles vont beaucoup contribuer à l'avènement des jeux online massivement multi-joueurs. FAHRENHEIT Peux-tu nous parler des projets de Quantic Dream ? Aujourd'hui on travaille sur un projet qui s'appelle Fahrenheit. C'est un jeu sous forme d'épisodes mensuels. Il ne s'agit pas de sortir un jeu qu'on va tronçonner et sortir level par level, mais plutôt de raisonner comme une série télé américaine -façon X-Files, Millenium ou Twin Peaks-, en ayant des personnages récurrents dont on suit les aventures et dont on découvre progressivement la personnalité et la vie au fil des enquêtes sur lesquelles ils travaillent. Fahrenheit est un thriller paranormal qui se passe à New York de nos jours. On a voulu sortir de la SF, des mondes fantastiques, et faire quelque chose qui soit plus proche de ce que les gens connaissent et de ce qu'on peut voir dans les séries télé -qui pour la plupart sont contemporaines. On a créé une interface originale, qui se veut grand public sans que cela soit réducteur et péjoratif. On a créé un tout nouveau moteur, un nouvel outil de scripting, une nouvelle gestion de base de données -qui va nous éviter une grande quantité de problèmes rencontrés sur Nomad Soul (comment organiser des milliards de données sur un projet aussi vaste ?). Et Fahrenheit sera entièrement réalisé en Motion capture optique. Nous avons désormais notre studio de Motion capture qui va nous permettre de maîtriser notre chaîne de prod de A à Z. David Bowie numérisé dans Nomad Soul J'ai entendu qu'il était question que de grands cinéastes participent au projet... Nous sommes en négociations avec quelques grands noms. L'idée est qu'à un moment de la série, on soit capables d'avoir des guests comme dans les séries télé : on irait chercher un réalisateur et on lui donnerait carte blanche sur l'épisode. C'est une démarche qui nous intéresse beaucoup puisque l'idée est d'arriver, à terme, à être le point de rencontre de métiers qui actuellement de se rencontrent pas. On développe des outils qui permettent de faire ça. Je crois qu'un réalisateur de cinéma sera très surpris par les possibilités qu'offre la 3D temps réel. Mais pour qu'on puisse raisonnablement convaincre ces gens-là, il faut que quelques épisodes de Fahrenheit soient déjà sortis. Donc le rôle de ces réalisateurs sera esthétique et narratif, et Quantic Dream s'occupera du game design... Oui. La partie écriture interactive demande des compétences spécifiques. L'idée est de permettre à un réalisateur d'apporter sa manière de filmer, son visuel, sa patte. C'est un concept assez difficile à imaginer : un réalisateur qui travaille sur un jeu tout en laissant sa liberté au joueur... C'est assez audacieux. C'est un des paris de Fahrenheit. Un pari difficile car il est dur de gérer de l'interactivité en ayant une vraie intention visuelle. Mais le concept interactif de Fahrenheit est tellement simple à assimiler, simple à expliquer et simple d'approche que c'est facile pour un réalisateur qui n'y connaît rien au jeu vidéo de rentrer dedans. Ce que je dis est assez mystérieux, mais je ne suis pas en train de faire des secrets... Je ne dis pas qu'on a trouvé la solution miraculeuse à laquelle personne n'a encore pensé. C'est simplement qu'on est en train de tout mettre en place. On a des solutions intéressantes sur papier, mais on attend de les voir à l'écran et de les régler. Pour quand le premier épisode est-il prévu ? Il devrait sortir autour du premier trimestre 2002. Est-ce que ce concept de jeu par épisode va inaugurer d'autres modes de distribution, par le net ? Oui. Il y aura deux moyens de distribution sur Fahrenheit. Le premier sera tout à fait classique, par des CD qui seront évidemment beaucoup moins chers qu'un jeu normal puisque Fahrenheit est plus court et sort tous les mois. Le jeu sera aussi distribué en ligne, grâce à un gros partenaire américain. Mais tout cela est encore en discussions. Sur quelles plates-formes sera développé Fahrenheit ? Aujourd'hui on travaille sur PS2 et PC, et on va travailler sur X-Box très bientôt. On développe une technologie qui est multi plates-formes à la base, donc on se conserve la possibilité de travailler sur GameCube. VISIONS DU FUTUR Comment est-ce que tu vois évoluer les jeux vidéo ? J'ai peur que les éditeurs prennent de moins en moins de risques et qu'il n'y ait plus sur le marché que des licences de films, des jeux de voiture et des jeux de skate-board, parce le copain en a fait un l'année d'avant et que ça a bien marché. J'ai peur qu'on expurge le jeu vidéo de tout embryon de créativité. Ce serait dommage. Je suis allé à l'E3, il y avait 250.000 jeux de rollers, de skate-board et de vélo. Tout ça parce que l'année dernière il y a eu SSX, qui est un très bon jeu et qui a montré qu'il était marrant de faire des trucs de glisse... A côté de ça, il y a d'excellents jeux qui font des ventes ridicules. The longest journey, qui a été acclamé par la presse, s'est vendu à moins de 5000 exemplaires aux Etats-Unis... Et comment aimerais-tu que les jeux vidéo évoluent ? J'aimerais qu'on continue de produire des choses originales, ambitieuses et déjantées, car le public est aussi demandeur de ça -il n'y a qu'à voir le succès de jeux comme Black and White. Quand c'est bien pensé, bien fait et bien réglé, ça marche. J'aimerais que le jeu vidéo continue d'évoluer vers un moyen d'expression, même si je suis conscient que c'est un business avant tout -il faut une logique économique derrière. On peut faire des choses originales et jolies pour se faire plaisir mais si on en vend quatre à sa famille, ça ne tient pas. Mais je pense qu'on peut faire des choses originales qui trouvent leur public. Et quand ce genre de jeux trouve son public, cela donne commercialement quelque chose de beaucoup plus large que quand on fait des clones. Mais beaucoup d'éditeurs ont encore du mal à assimiler cette notion-là, surtout ces derniers temps, avec le changement de plates-formes, les marchés boursiers fatigués... Beaucoup d'éditeurs ont eu tendance à faire l'autruche et à se rabattre sur des jeux moins originaux et moins intéressants. Propos recueillis par Pierre Gaultier. Vous voulez réagir à cet article ? Contactez-nous : vos critiques, vos apports, vos réflexions nous intéressent au plus haut point ! Précisez le nom de l'article dans le titre de votre mail. |