INTERVIEW
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Du
côté de chez Chman
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Chman
est un team lillois spécialisé dans les arts graphiques, la conception de
sites internet et la création de jeux on line. Interview de trois de ses neuf
talents.
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A la frontière entre Lille et La Madeleine, dans un coin calme et propice à la création : c'est là que bouillonnent les cerveaux de la jeune équipe de Chman. Les locaux ne sont pas vraiment grands, mais ils sont lumineux. Dans un petit salon dont la porte-fenêtre mène à une agréable terrasse -notre futur lieu d'interview-, un tableau appuyé contre le mur dresse, en quelques phrases, le bilan de la dernière réunion. "On dormira c't' hiver", dit l'une d'elles. "Un univers cruel et impitoyable", dit une autre. "On a pas les reins solides", conclut une dernière. Mais le plus bouleversant est à venir : "Quand on mange des haricots il faut faire attention aux fils". C'est ben vrai ça mon garchon. On travaille donc beaucoup chez Chman, mais ce n'est pas incompatible avec l'humour. Ces types-là aiment ce qu'ils font, c'est sûr. Ils ont une vision, ils ont des idées, et ils sont déterminés à les imposer. Leur passion est visible et contagieuse. Ces types-là croient au potentiel du jeu vidéo, et ils savent qu'ils ont raison d'y croire. Cette détermination n'est certainement pas étrangère au succès qu'ils remportent : parmi leurs clients figurent IBM, Sony Music, Les 3 Suisses, Bonduelle et France Télécom. Rien que ça. Ils seront trois à répondre à nos questions : Scien, Dja 9 et Stef . C'est un ton paradoxalement désabusé qui prédomine au début de l'interview, avec une critique plutôt classique de l'industrie des jeux vidéo. Mais rapidement, l'enthousiasme et la volonté de changer la donne reprennent le dessus. UNE INDUSTRIE PUSILLANIME Stef : Il faut arrêter de faire des jeux où on est obligé de se foutre sur la gueule à chaque fois. Il y a plein d'autres trucs à faire. Polygon : Il y a déjà des gens qui essaient de faire ça, mais le gameplay ne suit pas. Les grosses boîtes ont des artistes formidables, des moyens, mais elles sont souvent incapables de faire des jeux intéressants. Extatiques, Mok et Sien découvrent la n°0 de Polygon version papier Dja 9 : C'est que les gestionnaires dirigent la créativité, et non l'inverse. C'est là où ils se trompent. Le multimédia aujourd'hui, cela rapporte tellement de thunes de façon virtuelle... La technologie prend souvent le pas sur le plaisir de jeu et le scénario. Il faut plus réfléchir en amont, et faire des jeux qui soient plus durables. DES JEUX EVOLUTIFS Stef : L'intérêt des doom-like aujourd'hui, c'est de jouer avec des humains, car les possibilités sont illimitées. En solo, tu finiras toujours par comprendre comment fonctionne un jeu à un moment ou à un autre. La durée de vie du jeu s'arrêtera là, car tu feras toujours les mêmes actions contre des adversaires prévisibles. Si tu joues avec un humain, c'est totalement différent. Scien : D'ici dix ans, la plate-forme action en 3D style Tomb Raider, à mon avis c'est mort. Ce qui va arriver sur le marché, ce sont des jeux qui changent perpétuellement, sans fin ou presque. Les concepteurs vont plus créer un univers qu'un jeu. Dans notre jeu on line Banja, il y aura de nouvelles parties à télécharger chaque mois, des nouveaux trucs à faire. TOUCHER LE GRAND PUBLIC Dja 9 : Pour moi, le fait de pouvoir faire des parties courtes est très important. De plus en plus de gens vont avoir accès à Internet. Les hardcore gamers vont peut-être rester trois heures sur un jeu, mais c'est aussi bien pour les autres, pour le grand public qui va autant à la pêche qu'il joue en réseau, de pouvoir faire des parties de dix minutes de softs qui sont riches mais faciles d'approche. Stef : Ceux qui vieillissent ont moins de temps à consacrer aux jeux, donc il faut être plus simple et plus efficace . De gauche à droite : Dja9, Mok, Stef, Chick et Scien. Scien : Il faudra toucher les gens âgés, les filles qui se sentent déconnectés de tout ça. Pourquoi n'y-a-t-il pas beaucoup de filles qui jouent ? Avant tout parce qu'on n'a pas fait grand-chose pour les attirer. Maintenant, avec des jeux comme Bust A Groove c'est différent. UNE NOUVELLE CULTURE Scien : Le jeu vidéo aujourd'hui, c'est une nouvelle culture, assez complète. C'est devenu tellement vaste que chacun s'y retrouve. Au point que c'est difficile d'avoir une idée globale sur les jeux. Moi je n'aime pas les jeux de rôle, mais il y en a d'autres qui aiment avoir des quêtes évoluées. C'est pour ça que je dis que c'est une culture : il y en a pour tous les goûts. Cela commence vraiment à se démocratiser, et on commence enfin à effacer les préjugés. Avec les pubs PlayStation par exemple, qui ne sont pas adressées aux 6-12 ans, mais plutôt aux 25-30 ans. Le jeu vidéo, c'est une identité désormais. Il y a la dimension visuelle, il y a la musique, il y a toute une manière de vivre, une philosophie. C'est comme la culture hip-hop, la culture hippie ou la culture techno. Et comme à chaque fois, les politiques descendent tout parce qu'ils ont peur et ne comprennent rien. Ils dénoncent la violence des jeux vidéo, mais elle est plutôt défoulante qu'incitatrice. Si la violence n'avait pas évolué depuis le Moyen-Age, il faudrait s'inquiéter aussi. Stef : Dans le design de sites Internet, Chman a apporté une culture jeu vidéo. Les gens qui concevaient des sites Internet n'avaient pas cette culture : ils avaient une culture du print et de la mise en page. Scien : Par rapport à l'interactivité, tu arrives à avoir des choses très intuitives, automatiques. Un gamin de six ans pourra trouver aussi facilement qu'un mec de quarante ans sur notre site. Dans le graphisme, tu as davantage tendance à miser sur des jeux de typos, de visuels, c'est très proche du print. GENERATION CHMAN Stef : Il y a une génération qui passe en ce moment. Celle qui a créé tous les jeux il y a dix ans commence à vieillir. Une nouvelle génération arrive, mais ce sont les anciens qui ont encore le pouvoir au niveau du fric ; ce sont eux qui ont fondé les boîtes. Mais les jeunes qui amènent de nouvelles idées commencent aussi à créer des structures. Il va y avoir un passage de flambeau. Scien : Ce qui commence à arriver en France, par rapport à l'Angleterre où cela existe depuis au moins dix ans, c'est le développement de petites boîtes comme Chman -et ce n'est pas pour nous vanter. Chman n'est pas une boîte traditionnelle. On essaie, que ce soit au niveau graphique ou technique, d'aller toujours plus loin. Ce n'est pas une agence où t'es charcutier, où on te fait un logo vite fait et c'est réglé. Et on ne s'est jamais embrouillés ici. L'état d'esprit est super important, et tu ne le retrouveras pas dans les grosses boîtes. C'est vraiment quelque chose qu'on veut conserver.
Les locaux de Chman sont un peu penchés. C'est pour ça que Stef baille : c'est dur de résister à la gravité. On est plus des passionnés qui ont atteint un milieu professionnel, que des gens qui envoient un CV pour venir bosser dans une agence pour gagner de la thune, même si bien sûr on en gagne -heureusement ! Ce que je veux dire, c'est que cette génération qui a le pouvoir -Ubisoft, Infogrames, Cryo, Titus...- n'est pas la même que la nôtre. On est pas seulement des graphistes, des développeurs et des techniciens, on est aussi des gamers. On sait ce qu'on veut voir et ce à quoi on veut jouer. Les gamins de 12-13 ans qui vont s'investir dans le graphisme ou les jeux vidéo aujourd'hui, ils vont faire une relève béton. Ils vont faire évoluer ce qu'on a juste commencé. Ces gamins auront un oeil encore plus critique. Ils devront faire mieux que nous, et cela va les stimuler pour se creuser la tête et faire des trucs de fous. Tout est à faire. CHTITE CONCLUSION Ce sera la phrase de la fin : tout est à faire. T'as bien raison Scien. Et didiou de didiou, c'est super excitant. Depuis cette interview, Chman a déménagé dans de très grands locaux, et presque triplé ses effectifs. Polygon vous les présentera prochainement dans une nouvelle interview. A suivre... Propos recueillis par Pierre Gaultier. Cet article est originellement paru dans le N°1 du fanzine Polygon (septembre 1999). Vous voulez réagir à cet article ? Contactez-nous : vos critiques, vos apports, vos réflexions nous intéressent au plus haut point ! Précisez le nom de l'article dans le titre de votre mail. |