CHRONIQUES
La mort inquiétante de la Dreamcast
Sega cesse la production de Dreamcast et abandonne définitivement le hardware. Ou comment une société met toutes les chances de son côté avant de se faire balayer par un rival médiocre mais omnipotent.

On en parlait depuis plus de trois ans : Sega se reconvertit dans le software et développe officiellement pour la PlayStation 2 et la Game Boy Advance -des annonces concernant les autres supports vont suivre. Cette annonce fracassante signe la fin d'un constructeur qui avait pourtant tout fait pour ne pas répéter ses nombreuses erreurs passées.

En sortant la Dreamcast au Japon en novembre 1998, puis en occident à l'automne 1999, Sega avait bien fait les choses. La machine, dont l'architecture était proche de celle d'un PC, était simple à programmer et performante. Elle était la première à proposer un modem en standard. Son prix de lancement était très raisonnable : 1690F chez nous, sensiblement la même somme ailleurs. Sega avait consacré beaucoup d'énergie à séduire certains des plus grands développeurs du monde -au premier rang desquels Namco, qui fournit à la machine son hit imparable et monolithique, Soul Calibur, et Capcom, qui confectionna un nouveau volet de sa franchise star Resident Evil exclusivement pour la Dreamcast. Des moyens inédits furent alloués à la campagne publicitaire : 500 millions de dollars à l'échelle mondiale. Presse, affiches 4x3, télévision, radio, cinéma, sponsorings divers (notamment un accord avec l'équipe anglaise Arsenal, évalué à 120 millions de francs !) propulsèrent la Dreamcast sur le devant de la scène médiatique. Et en interne, Sega s'apprêtait à donner naissance à une bonne poignée de jeux incomparables et souvent innovants : Sonic Adventure, Jet Set Radio, Shenmue, Virtua Tennis, Phantasy Star Online, Daytona USA 2001...

Jet Set Radio

Pourtant, cette machine qui avait apparemment tout pour elle a échoué dans son pays d'origine, a été un succès aux Etats-Unis et un semi-succès en Europe... puis est morte un peu plus de deux ans après sa sortie. Que s'est-il passé ?

Ce décès prématuré est le fruit de plusieurs facteurs. La situation financière catastrophique de Sega d'abord. Avant de sortir sa Dreamcast, Sega avait déjà accumulé plus de 12 milliards de francs de dettes. La machine n'a guère amélioré les choses : les énormes coûts de conception de la Dreamcast (trois milliards de francs) ainsi que le montant équivalent alloué à sa promotion ont encore empiré l'état de Sega. En 1999 et 2000, Sega a perdu environ 2.5 milliards de francs. Les faibles ventes de la console au Japon, et l'opération lancée par Sega aux Etats-Unis en septembre dernier (une Dreamcast remboursée pour tout abonnement à Sega Net) ont fini de creuser la tombe du constructeur, qui ne devrait recommencer à faire des bénéfices que l'année prochaine.

L'indifférence de deux immenses éditeurs, qui font la pluie et le beau temps dans le monde des jeux vidéo, a également nuit à la Dreamcast. Ces deux éditeurs sont évidemment SquareSoft et Electronic Arts, dont les décisions respectives conditionnent totalement le succès d'une machine. Au Japon, les Final Fantasy font immanquablement vendre des consoles -la SNES et la PS l'ont prouvé. En occident, EA, avec ses jeux de sports incontournables (FIFA et consorts) à défaut d'être bons, truste régulièrement le haut des charts.

Mais le premier responsable du changement de cap de Sega est bien sûr la PlayStation 2. Malgré sa lamentable ludothèque et son prix scandaleux, la machine pulvérise tous les records de vente, dans le monde entier. Le prestige de la PlayStation 2 est aujourd'hui tel qu'il égale, voire excéde celui de marques comme Nike. L'engouement de certains consommateurs pour la machine touche carrément à l'irrationnel, presque à la folie. On a beaucoup parlé, un peu partout, des incidents du Virgin Megastore de Paris, révélateurs de l'effroyable stratégie des dirigeants du magasin et surtout de Sony (mise en scène calculée, pénurie organisée). Aller aussi loin dans le cynisme est méprisable, mais la stratégie a eu l'effet escompté : la PS2 est devenue un objet culte, précieux et recherché car rare, et la moindre console mise sur la marché s'envole aussitôt. Dans ce contexte, la Dreamcast a été irrémédiablement éclipsée. Il est bien loin le temps du combat entre la SNES et la Megadrive, où Sega concurrençait puissamment Nintendo à coups de publicités agressives !

La PlayStation 2 ne s'est pas vendue à la faveur de jeux révolutionnaires (comme ont pu l'être F-Zero, Mario 64 ou Virtua Fighter en leur temps), mais parce qu'elle accepte les DVD (au Japon, les ventes de jeux PS2 ont été globalement désastreuses. Les ventes de DVD de films, en revanche, ont explosé suite à la sortie de la machine). Sony n'est pas un créateur de jeux. Ses équipes internes de développement ne rivalisent en rien avec celles des deux pionniers que sont Sega et Nintendo (seul Polyphony Digital, père des Gran Turismo, surnage au milieu des studios appartenant à Sony. Mais l'on est en droit de penser qu'une simulation de course ne nécessite pas la même imagination ni le même talent qu'un Zelda ou un Jet Set Radio). A vrai dire, avec ses ambitions multimédia affichées, Sony se fout royalement des jeux vidéo.

Virtua Fighter

On se retrouve dans une situation jamais vue dans l'histoire des jeux vidéo. Une console à la ludothèque exceptionnelle est ignorée puis enterrée. Une soi-disant console dont tout le monde se sert comme d'un lecteur de DVD s'arrache comme des petits pains. La guerre de l'image a fini par prévaloir sur celle du software. Le marché des jeux vidéo n'est finalement plus guidé par les hardcore gamers mais par le grand public. Sega est la victime de cette tendance regrettable.

Un espoir demeure : omnipotent et imbu de sa supériorité, Sony semble s'endormir sur ses lauriers. Nintendo, après sa NES, était dans une position assez similaire de leader apparemment intouchable. Et Sega a failli lui ravir sa place. Historiquement, aucun constructeur de console n'est parvenu à perpétuer sa domination après avoir connu un grand succès. Sony pourrait bien ne pas faire exception à la règle. Car Microsoft rôde, prêt à bondir par surprise sur un prédateur coriace mais trop sûr de sa force...

Article écrit par Pierre Gaultier. Remerciements à Sachox.

Vous voulez réagir à cet article ? Contactez-nous : vos critiques, vos apports, vos réflexions nous intéressent au plus haut point ! Précisez le nom de l'article dans le titre de votre mail.