INTERVIEWS
João Sanches
Le rédacteur en chef adjoint du très respecté magazine anglais Edge répond à nos questions sur la presse spécialisée jeux vidéo. Quel est son rôle ? Quels sont ses effets ? Quel est son futur ?

Maquette inventive et épurée, articles matures, analytiques et prospectifs : depuis sa création en 1993, Edge s'est forgé une réputation prestigieuse et inégalée dans le milieu des jeux vidéo. Le magazine a changé de formule en septembre 2000, et son site Internet a été lancé en décembre dernier. Dans le cadre de notre dossier sur la presse spécialisée jeux vidéo, nous avons interviewé João Sanches, le rédacteur en chef adjoint de Edge.

Polygon : Selon vous, quel est le but de la critique de jeux vidéo ? Pensez-vous qu'elle puisse avoir la même importance que la critique de cinéma ? Pensez-vous que les journalistes de jeux vidéo puissent contribuer au progrès du médium (par exemple, la "Nouvelle Vague" française a été en partie initiée par d'anciens critiques qui avaient une nouvelle conception du cinéma, comme Truffaut et Godard) ? Plus précisément, pensez-vous que des articles de Edge comme "But is it art ?" puissent stimuler les créateurs de jeux vidéo ?

João Sanches : Fondamentalement, je dirais que le but d'une critique de jeu vidéo est de dire au lecteur si le jeu en question est digne d'être acheté. C'est sa fonction première. Et si l'on compare les critiques de cinéma et de jeu vidéo sur ce seul point, alors elles sont à peu près du même ordre -les gens veulent savoir si le dernier film vaut la peine d'être vu de la même manière qu'ils veulent savoir si un jeu précis vaut le coup d'être acheté. Mais les jeux vidéo ont un long chemin à parcourir avant de pouvoir prétendre obtenir la même reconnaissance que le cinéma populaire (celui d'Hollywood), et un chemin plus long encore avant d'être capable de concurrencer ce que j'appellerais le "vrai" cinéma sur le plan artistique. Donc, dans ce sens-là, la critique de jeu vidéo est une cousine très lointaine de la critique de cinéma. Et garde en tête que je ne parle ici que des critiques de jeu vidéo compétents -ne parlons même pas de la majorité des soi-disant journalistes de jeux vidéo dont les talents sont, globalement, d'une médiocrité déprimante et embarrassante.

Ceci étant dit, les critiques ont une réelle influence -même si limitée- sur le médium dont ils parlent. Etant donné que des critiques positives peuvent, à un certain degré, influencer les résultats commerciaux d'un titre particulier, les éditeurs (et leurs équipes marketing) sont heureux d'amasser autant de bonnes notes que possible de manière à soutenir leur campagne publicitaire. Prenons Gran Turismo, par exemple. Le jeu de course réaliste de Sony, certes révolutionnaire, aurait-il bénéficié d'une telle explosion de popularité si la presse jeux vidéo n'avait pas été à ce point enthousiaste à son égard ? Bien sûr, les éditeurs réagirent par rapport à l'engouement du public pour GT, mais une grande partie du bruit qui a entouré sa sortie a été initialement générée par la presse. Les jeux qui ont suivi furent régulièrement critiqués pour leur manque de voitures, leur moteur physique simpliste, et d'autres domaines dans lesquels GT excellait. Les éditeurs (et les développeurs) avaient simplement réagi en singeant la formule qui s'était avérée si populaire.

Mais il est important de réaliser qu'il s'agit d'une influence réduite. En réponse à ta question selon laquelle les articles de Edge pourraient avoir un effet sur les développeurs, je dirais que ce serait le cas dans un monde idéal. Mais nous vivons dans un monde commercial. Ces articles (et ceux d'autres publications) ont beau pouvoir susciter l'inspiration, la dure réalité est que la liberté de création des développeurs est conditionnée par ce qu'autorisent les éditeurs. Heureusement, de temps en temps, certains essaient de faire quelque chose de considérablement différent, et, le plus souvent, le succès commercial qui s'ensuit convainc la plupart des autres éditeurs que c'était une bonne idée finalement. Et alors le cycle entier recommence.

Pensez-vous que la presse jeux vidéo puisse déterminer le succès commercial d'un jeu ?

Il y a quelques temps, quand le marché était beaucoup plus étroit que maintenant, c'était certainement le cas. Aujourd'hui cependant, alors que les jeux vidéo connaissent une popularité croissante, l'influence de la presse spécialisée devient moins apparente. Les hardcore gamers sont peut-être encore sensibles à ce qu'une certaine publication a à dire à propos d'un jeu précis, mais la majorité des gens suivront simplement les hommes du marketing. Il n'y a qu'à voir certains des jeux qui culminent dans les ventes pour réaliser que le grand public ne prend pas la peine de lire les critiques. En outre, le journalisme de jeux vidéo est dans l'ensemble si mauvais et si corrompu que je ne peux pas dire que je blâmerai qui que ce soit de ne pas croire les magazines, les sites web ou autres. Donc je dirais que, si les critiques négatives ne dissuaderont pas nécessairement les joueurs d'acheter de mauvais jeux, les critiques positives peuvent certainement aider à augmenter les ventes de bons titres -GoldenEye est, à cet égard, un parfait exemple.

Comment envisagez-vous le futur de la presse jeux vidéo ? Online ? Plus accessible ? Plus mature ? Plus analytique ?...

C'est une question intéressante. Internet a certainement exterminé la rubrique news des magazines -de notre propre perspective, nous nous en sommes rendus compte assez vite, et nous avons adapté notre rubrique news en la rendant plus analytique au lieu de garder la simple approche factuelle que nous aurions utilisée dans le passé. Si l'on veut de l'information rapidement, Internet est un merveilleux outil. Mais trouver des informations fiables peut poser problème. Globalement, le niveau du journalisme en ligne est encore plus bas que celui du journalisme papier -les coûts et les risques sont bien moindres, bien sûr-, donc trouver de bons sites devient un peu comme une quête. Ces bons sites existent, naturellement, mais tu auras à digérer une bonne quantité de sites rances avant de les trouver.

Mais cela ne revient pas à dire que je m'attends à voir disparaître complètement les magazines. Il y a quelque chose d'assez plaisant dans le fait d'avoir un produit tangible et immédiat -quelque chose que tu peux tenir entre tes mains et à quoi tu peux accéder sans avoir à attendre qu'il se charge sur un écran. Quelque chose que tu peux lire dans les toilettes, si tu le désires. De ce point de vue, Internet est encore très loin derrière les magazines. La façon dont je vois la situation en ce moment et certainement pour les quelques années à venir est que les deux médiums vont se compléter, formant une alliance plutôt puissante. Par exemple, c'est ce que nous tentons de réussir avec Edge Online. Cela n'a guère d'intérêt de complètement reproduire dans le site ce qui est imprimé dans le magazine, et vice versa -les deux médiums doivent travailler ensemble et se renforcer mutuellement. C'est un délicat équilibre à atteindre et à conserver, mais je suis préparé à essayer.

Au niveau journalistique, les choses ne peuvent évidemment pas continuer ainsi. Le journalisme de jeux vidéo se doit grandir en même temps que ses lecteurs. Et même si certains magazines n'ont pas forcément besoin de mûrir dans leur contenu (particulièrement s'ils sont destinés à un public très jeune), leurs rédactions auraient certainement intérêt à mûrir. Il y a notamment un manque de professionnalisme qui défie la raison -le niveau de corruption de la majorité des magazines est ahurissant. Des notes ridiculement élevées sont attribuées en échange d'une exclusivité ou d'un deal de couverture, le ton du magazine est artificiellement altéré pour rendre les lecteurs contents au lieu de les informer de la vérité (pourtant sombre), et d'autres détails sordides que je ne mentionnerai pas ici. Disons juste que quiconque veut accomplir un boulot décent peut trouver le monde de la presse vidéo-ludique extrêmement déprimant.

Bien sûr, toute amélioration ne viendra seulement qu'après un changement d'attitude de la part des éditeurs de magazines eux-mêmes - ils doivent reconnaître qu'un bon magazine de jeux vidéo est aussi professionnel qu'un magazine de cinéma (pour revenir à ta comparaison de départ), et que son équipe rédactionnelle mérite d'être traitée de la même façon (il y a une expression en anglais qui convient plutôt bien : "if you pay peanuts, you get monkeys" -"si vous payez des cacahuètes, vous attirez des singes", NDLR. Et c'est largement l'état de la presse jeux vidéo aujourd'hui). Par exemple, l'idée selon laquelle les journalistes de jeux vidéo passent leur journée entière à jouer est épouvantablement datée et insultante -bien sûr, il y a encore quelques cas de ce genre, mais je t'assure qu'ils ne seront plus là pour bien longtemps. Nous avons besoin de gens intègres, capables de rapporter les faits sans fuir la vérité et, par-dessus tout, nous avons besoin que ces personnes soient honnêtes avec leur public. Essentiellement, nous avons besoin de bons journalistes.

Propos recueillis via mail par Pierre Gaultier. Remerciements à João Sanches pour son temps et sa sympathie.

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