À
la cantonade, un inutile pari : dans dix ans, Everquest sera cité comme
l'un des dix titres les plus importants de l'histoire des jeux vidéo.
Sans être à proprement parler un précurseur dans le monde étriqué des
MMORPG (massively multi-player online role-playing game), celui-ci demeure
fort d'un incroyable succès.
Et quel tour de force en effet : fusion consommée entre macrocosme et
microcosme, le chef d'œuvre de Verrant s'est fait l'ambassadeur racé des
mondes virtuels, cette arlésienne multimédia qu'on croyait à jamais perdue
dans le brouillard de promesses enthousiastes. Un terrain de jeux réaliste,
agencé de manière crédible et logique, prompt à l'exploration.
Mais sur cette mécanique huilée et docile vient se greffer le chaos des
relations unissant les participants, symptomatiques des buts abstraits
régissant la partie du joueur de RPG. Alors s'organise une économie souterraine,
certes infantile mais ô combien réelle.
"Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé"
La nature des liens sociaux à l'œuvre dans le parcours du personnage-joueur
d'Everquest est depuis longtemps identifiée : similaire aux jeux de rôles
sur table, elle ne s'illustre que par l'incroyable quantité de joueurs
présents sur le serveur et les limites de l'interface. En effet, en dépit
d'un certain nombre d'actions ponctuelles (s'asseoir, s'agenouiller, tirer
sa révérence…), le role-playing s'effectue principalement par l'intermédiaire
du texte. Aux jeux d'aventure textuels qui fleurissaient à l'époque de
compagnies comme Infocom, dont la célèbre publicité vantait d'ailleurs
les avantages de l'imagination sur les limites de la représentation graphique,
Everquest ajoute un moteur 3D en vue subjective, ce qui représente à la
fois un avantage et un inconvénient. Alors que le maître de jeu "réel"
peut totalement improviser, enrichir la description et s'adapter aux interrogations
du joueur, le monde d'Everquest demeure esclave de son propre design.
Dès lors, cet univers qui paraît à première vue si vaste et mystérieux
finira tôt ou tard par livrer tous ses secrets au joueur.
Pour autant, la notion d'espace et de distance est ici primordiale. A
contrario d'un RPG classique, un voyage en bateau dans Everquest n'a rien
d'un prétexte au développement de la trame scénaristique. Il ne se passe
pour ainsi dire pas grand-chose, et la traversée d'un continent à un autre
prend parfois une demi-heure durant laquelle le personnage peut à loisir
converser avec les autres passagers, échangeant anecdotes et hauts faits
d'armes face à un horizon désespérément vide. Les donjons les plus coriaces
du jeu nécessitent une préparation rigoureuse et leur exploration se déroule
sur plusieurs jours. Loin des coupes sombres effectuées dans la plupart
des jeux pour satisfaire un rythme effréné et éluder tout temps mort,
Everquest prend son temps, et plus encore l'impose. Cette approche de
la narration atomise toute tentative de rapprochement entre jeu vidéo
et cinéma : au compactage des événements, on substitue le flot
continu de l'existence de Norrath, façonnée par la communauté de joueurs,
d'où le terme "univers persistant". Mais aucune place n'est prévue pour
l'individu, aucun imbroglio politique ni même de princesse à sauver qui
soulignerait l'ébauche d'un conte épique. Le multi-joueur n'est pas un
aspect du jeu parmi tant d'autres, mais l'alpha et l'omega de l'expérience
ludique proposée. Dans une perspective d'aventure en solo, le monde d'Everquest
n'est qu'un grand vide, peuplé de créatures aux comportements outrageusement
scriptés et de sous-quêtes peu passionnantes.
Un univers de substitution
La révolution vient donc forcément des joueurs, non pas comme éléments
isolés oeuvrant en parallèle mais comme communauté en perpétuelle évolution.
Si l'univers proposé pêche par sa fadeur, il devient nécessaire de l'investir.
On assiste à un déplacement surprenant : l'intérêt ne tient ici ni à la
difficulté du jeu, ni aux actions à entreprendre, mais à la mythologie
qui se crée au fur et à mesure que les participants se familiarisent avec
l'environnement. À la relative absence de repères, on oppose par exemple
le concept de guilde : un regroupement de personnage mus vers un même
but, fondamentalement abstrait (exploration du monde, regroupement par
classes de personnages, par joueur partageant la même éthique). La majorité
des guildes possèdent par ailleurs leur propre site web et s'organisent
dans des rapports de hiérarchie de plus en plus complexes à mesure que
celles-ci gagnent en importance. On peut dès lors considérer Everquest
comme l'un des premiers méta-jeux. Transcendant les limites du gameplay,
le joueur brode de toutes pièces un contexte social propre à démultiplier
les enjeux. Ainsi, il est possible de prendre part à des mariages virtuels
entre personnages, à des cérémonies d'intronisation au sein d'une guilde,
bref, à un ensemble d'événements tout à fait dépendants des mécanismes
du jeu. Cette part incroyable accordée au social fait parfaitement écho
au désir d'évasion présent à la base de tout jeu. La possibilité de mener
une vie en parallèle, plus attrayante pour certains, suffit à satisfaire
le joueur pour qui les enjeux virtuels proposés prennent le pas sur le
monde extérieur.
Un récent sondage effectué au sein même de la communauté révèle que les
trois-quarts des joueurs se considèrent accros à Everquest. Quelles raisons
à cela ? Une gratification semblable à celle du monde réel, sans les problèmes
liés au corps physique. La notion d'avatar, tout d'abord, permet d'évacuer
tout complexe lors de rencontres avec d'autres personnages. Bien à l'abri
derrière une personnalité fictive, il est possible d'adopter n'importe
quel comportement sans que les répercussions portent vraiment à conséquence
(bien que dans un jeu multi-joueur, une attitude anti-sociale soit tout
aussi auto-destructrice que dans la vraie vie). L'amitié, la haine, la
convoitise, la jalousie… Tous ces sentiments font partie intégrante du
monde de Norrath, tout en étant beaucoup plus accessibles et faciles à
développer à partir du moment où chaque joueur est volontairement engagé
dans une partie. L'importance du contexte social décuple également un
aspect propre au jeu online : la quête de notoriété, le désir d'être important.
La névrose du joueur de RPG
Une partie de RPG à la japonaise (l'armada Squaresoft, Suikoden, Breath
of Fire…) propose deux types de challenges. Le plus simple consiste à
suivre tranquillement l'histoire, en se focalisant sur l'aspect narratif.
Ensuite vient le délicat problème d'XP. Si la moyenne sur un niveau maximum
de 100 se situe à 50 pour finir le jeu, bien des joueurs ne décrocheront
pas avant d'avoir atteint le maximum, en ayant récolté toutes les armures,
tous les sorts, toutes les armes… Bref, en ayant épuisé le système de
jeu en long, en large, et en travers. Cette quête névrotique de la satisfaction,
de la partie parfaite comme espace ordonné où rien ne dépasse ne prête
guère à satisfaction dans le cadre d'un RPG solo. Elle s'avère qui plus
est légèrement ridicule, la plupart des monstres n'offrant passé un certain
stade que peu d'opposition. Par contre, dans un univers comme Norrath
peuplé de joueurs humain, gambader armé de son armure unique et de sa
Godslayer +35 force le respect. Le bouche-à-oreille aidant, certains personnages
extrêmement puissants ou au caractère bien trempé finiront par acquérir
une notoriété certes relative mais ô combien valorisante. En cela, Everquest
reproduit schématiquement le monde extérieur et permet sans risque d'assouvir
ses petites pulsions narcissiques.
À ce stade, une petite précision s'impose pour le néophyte : il n'y a
pas que la notion d'espace qui soit démesurée dans Everquest. Le système
de progression est également ardu. Dans la version d'origine, le niveau
maximum (50) ne s'obtenait qu'après un développement portant sur plusieurs
centaines d'heures. Les armes et armures les plus puissantes demeurent
farouchement gardées au fond d'interminables (et meurtriers) labyrinthes.
Par paresse, par désir de puissance, ou tout simplement par manque de
temps, nombre de joueurs n'hésitent pas à payer le prix fort pour acquérir
ces reliques convoitées.
Mise en abîme du capitalisme
Un simple test : faites une petite recherche sur Google "Everquest+items+buy".
Une myriade de sites proposent des articles Everquest à un prix avoisinant
parfois plusieurs milliers de francs. Les manifestations de cette économie
parallèle ayant été abondamment discutées sur le web, nous ne nous attarderons
pas sur le sujet. Le réel problème se situe au niveau du gameplay : comment
maintenir un équilibre intéressant dès lors que tout le monde peut avoir
accès à un personnage puissant sans même prendre la peine de jouer… TOUS,
et je dis bien TOUS les MMORPG ont souffert des pratiques illégales qu'entraînaient
cette volonté de puissance (Cracking, Duping…). Les gérants ont vite baissé
les bras face à l'ampleur de la tâche, jusqu'à émettre la possibilité
d'intégrer le commerce comme composante du jeu à part entière en imposant
une taxe à chaque échange d'objets ou de personnages. Le risque, c'est
qu'en suivant cette logique on abolit totalement les frontières entre
jeu et état virtuel. Le terme peut prêter à sourire, mais en dehors du
choix des dirigeants (l'état reste Sony) et de l'évolution historique
de l'univers (aspect par ailleurs développé dans Asheron's Call, avec
un update régulier de l'environnement et du scénario dans ses grandes
lignes), il y a ici de solides fondations basées sur un ensemble de lois,
de conventions, et une économie réelle, qu'on la déplore ou l'accepte.
Si bien qu'une fraction de joueurs se mettent en tête de gagner leur vie
en revendant au prix fort le fruit de leurs interminables sessions. Comment
expliquer le succès d'un tel marché ? On en revient à la névrose du joueur
de RPG : acheter un item, c'est se singulariser, soit dans le but de satisfaire
son désir de puissance (mon épée est plus grosse que la tienne…), soit
par simple préciosité, dans un but esthétique (cette armure correspond
à l'idée que je me fais de mon personnage, il me la faut à tout prix…).
Alors, rendu à un tel stade parlons-nous toujours d'un jeu ? Ce qu'on
aurait tendance à considérer comme un plaisir naïf et inoffensif a muté
pour aboutir à une surprenante civilisation digitale, dont le PNB par
participant correspondrait à la 77ème place mondiale (Source New
Scientist). L'attrait de la nouveauté, le besoin d'être à la pointe des
avancées technologiques s'efface désormais devant l'importance du réseau
communautaire : nombre de joueurs rechignent en effet à abandonner leur
jeu de prédilection, préférant un cadre qui leur est familier, où ils
ont patiemment construit leurs repères. En termes de coût de développement
et de maintenance, le MMORPG est également sans commune mesure avec le
reste de la production : l'infrastructure réseau, la maintenance et l'amélioration
continue du jeu engloutit des sommes considérables… D'un autre côté, le
mode de paiement par forfait est incroyablement lucratif dès lors que
les joueurs sont fidélisés… Le développement d'un tel projet est donc
une entreprise risquée. Pour autant, quelques paramètres simples permettent
d'analyser le succès d'un MMORPG :
- Être le premier sur une plate-forme donnée.
Cela semble une évidence, mais une implantation rapide permet de sécuriser
le marché efficacement. À ce titre, le cross-platform donne un net avantage
au joueur PC, qui pourra s'adonner à Final Fantasy, Star Wars Galaxy ou
Everquest sans contraintes de choix.
- L'utilisation d'une licence connue, qui portera probablement Final Fantasy
XI vers les cimes du succès en dépit d'un décollage mitigé. Le Star Wars
Galaxy profitera également de l'aura démesurée des films de Lucas.
- Une avancée de gameplay majeure (prise en compte de l'organisation politique
de l'univers, de son évolution historique…).
- Un tarif défiant toute concurrence. La 4ème prophétie, par exemple,
est totalement gratuit, ce qui contrebalance sa faiblesse technique.
- Une base de joueurs en accord avec la psychologie du nouveau venu. Les
plus gros succès attirent souvent une forte proportion de participants
immatures, incapables de penser leur jeu en termes de role-playing. L'ambiance
pour le joueur adulte est extrêmement importante, et une communauté immature
peut rapidement décourager le plus déterminé des joueurs.
Passée une longue période de frilosité, le trio de consoles nouvelle génération
s'apprête à mener une âpre lutte sur le territoire du online. Rendons
d'ailleurs hommage aux efforts visionnaires de Sega avec Phantasy Star
Online, dont le fabuleux succès aura probablement œuvré dans le sens d'une
industrie décomplexée face aux risques potentiels d'une telle entreprise.
Sans être pour autant un passage obligé, le MMORPG aura considérablement
agrandi le champ des possibles en matière de jeu vidéo. En s'autorisant
quelques débordements futurologiques, on pourrait presque s'interroger
sur les répercussions qu'aura à long terme cette percée sur les sociétés
humaines...
Dossier
écrit en août 2002 par Tristan Ducluzeau.
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