CHRONIQUES
Majora's Mask : notre jeu de l'année 2000
Après la relative déception d'Ocarina of time -intuitif et sublime mais vide et ennuyeux-, le magistral Majora's Mask redonne une foi d'acier dans le génie de Nintendo. Analyse.

Reprenant le moteur 3D, le système de contrôle -configuration, menus, lock et saut automatique-, certains personnages et certaines musiques de son prédécesseur Ocarina of Time, Zelda : Majora's Mask n'est pas pour autant, loin de là, un décalque de son aîné. Tranchant assez nettement avec le reste de la série, il rentre d'emblée au panthéon des chefs-d'oeuvre absolus de Nintendo Japon. Déchargés des nombreux problèmes techniques rencontrés durant le long développement d'Ocarina of time (transposition du système de jeu de la 2D à la 3D, élaboration du moteur graphique...), Nintendo a ici pu se concentrer sur l'essentiel : le game design. Le résultat est un univers d'une superficie, d'une densité, d'une complexité et d'une beauté ahurissantes, qui par contraste fait bien voir toutes les lacunes d'Ocarina of time.

UN SYSTEME DE SAUVEGARDE INVENTIF ET GENERATEUR DE TENSION

Majora's Mask prend place dans un monde parallèle à Hyrule, nommé Termina. Ce monde est menacé par la chute d'une lune à l'inquiétant faciès, que vous avez trois jours pour arrêter -sachant qu'un jour équivaut environ à vingt minutes, et que Link peut accélérer ou ralentir le temps. La gestion du temps, secondaire dans Ocarina of time, prend évidemment ici une importance capitale. Majora's Mask propose un système de sauvegarde pour le moins déroutant au départ : seul un voyage dans le temps, vous ramenant au début du premier jour, permet de sauver votre partie. Vous gardez l'intégralité de vos objets (hormis les munitions), et les infos écrites sur votre journal de bord, mais tout le reste est perdu.

Rarement frustrant, ce système original et ingénieusement équilibré augmente considérablement la portée émotionnelle de chaque partie, en obligeant le joueur à se battre constamment contre l'écoulement irrévocable du temps (par exemple, il est impératif de terminer un château avant que la lune ne s'écrase, sous peine d'être obligé de le recommencer -pas entièrement bien sûr, puisque les trésors amassés sont sauvegardés). Légère au départ, l'atmosphère prend, à mesure que le temps passe, une couleur authentiquement dramatique : un orage éclate, le ciel s'assombrit... Cette tension est inédite dans l'histoire des RPG, et s'approche du suspense généré par des chefs-d'oeuvre comme GoldenEye ou Perfect Dark (voir le dernier paragraphe du chapitre intitulé "Interactivité et émotion" de notre article sur le jeu vidéo en tant qu'art).

UN UNIVERS FOISONNANT, COMPLEXE ET VIVANT

Alors qu'Ocarina of time était assez vide, Majora's Mask présente une carte vaste, foisonnante et graphiquement très riche, peuplée de beaucoup d'ennemis et composée d'une foule de lieux habilement imbriqués et superbement architecturés. Le monde créé figure sans conteste parmi les plus animés et les plus enveloppants jamais faits en 3D.

Ce monde ne serait rien, bien sûr, sans son impressionnante galerie de personnages charismatiques, liés par de nombreuses et subtiles interactions. Les déboires et le comportement de ces êtres virtuels sont parfois fort touchants, et donnent à Majora's Mask une matière scénaristique et une humanité formidables. Les personnages bougent et agissent selon le jour et l'heure (certains se réfugient loin du point d'impact de la lune, d'autres, obstinés ou moqueurs, restent à leur poste jusqu'à la fin...), et ce que vous faites influe parfois sur leur destin. Certains habitants de Termina vaquent à leurs occupations quotidiennes : le facteur va chercher les lettres, rentre à la poste pour se reposer puis fait sa tournée ; la jolie aubergiste prépare le repas pour un client, puis va le déposer dans sa chambre ; le directeur d'une troupe de théâtre erre dans la ville, désespéré par l'annulation de sa représentation... En tout, vingt personnages sollicitent votre aide, ce qui occasionne autant de sous-quêtes dont certaines sont particulièrement longues et passionnantes.

Cette fascinante impression de vie, cette profusion d'événements minuscules et de petites histoires donnent à l'univers de Majora's Mask une richesse et une puissance rares, seulement dépassées par le colossal (mais trop long à démarrer) Shenmue (DC, 1999).

UN GAMEPLAY D'UNE INDICIBLE PROFONDEUR

Majora's Mask est une preuve éclatante de la fougue créative retrouvée de Nintendo. Très peu impliqué dans le projet, le maître Shigeru Miyamoto a laissé le poste de game designer principal à Eiji Aonuma, dont le travail neuf et brillant surpasse impitoyablement presque tous les jeux du père de Mario. D'une ossature foncièrement classique (alternance châteaux/sous-quêtes), Majora's Mask offre pourtant une réelle liberté au joueur. Les multiples lieux, mini-jeux, astuces, secrets et aventures annexes donnent une réelle chair au monde de Termina, et insufflent à la quête un rythme imparable (les situations s'enchaînent avec une impeccable logique, qui renoue avec l'évidence de Zelda 3).

Plus grand, plus compact, plus fin, plus noir qu'Ocarina of time, Majora's Mask est forcément beaucoup plus stimulant à jouer. Les interactions avec les personnages sont complexes et subtiles : elles dépendent du moment de la journée, des objets que vous possédez, du masque que vous portez, des airs d'ocarina que vous avez appris, et des conversations que vous avez eu précédemment. Ces nombreux paramètres confèrent une indicible profondeur au gameplay du jeu, lequel repose sur une admirable cohérence interne.

Majora's Mask procure au final une telle étendue de plaisirs qu'il est difficile de le cantonner dans un genre. Les phases de jeux sont d'une incomparable variété : combat, puzzle, adresse, rapidité, furtivité, exploration... Cet équilibre, cette maîtrise vont plus loin que tout ce qui s'est fait auparavant, chez Nintendo comme ailleurs. C'est bien simple : comme les extraordinaires Zelda 3, Yoshi's Island ou F-Zero X avant lui, Majora's Mask agrège et transcende toutes les composantes du style de Nintendo. C'est un soft presque parfait, qui réussit partout où Ocarina of time avait lamentablement échoué, et dont la géniale structure devrait être minutieusement décortiquée par tous ceux qui travaillent ou comptent travailler dans l'industrie des jeux vidéo. Majora's Mask est un jeu-somme comme on en voit une fois par génération de machine.

UNE MISE EN SCENE PUISSANTE ET INSPIREE

Majora's Mask va plus loin encore. Occasionnellement, par la seule force de sa mise en scène, ce jeu se hisse vraiment au faîte de l'expression vidéo-ludique. A la faveur d'une gestion des angles de vue plus raffinée et plus flexible que jamais -alliant un confort de jouabilité parfait à une réelle expressivité du cadre-, Majora's Mask devient une expérience inoubliable. Certains passages sont littéralement anthologiques : le somptueux combat contre les squelettes géants, la poursuite de la calèche par des bandits à cheval, la confrontation avec des vers de cent fois votre taille dans un immense désert... Mais le plus beau moment de Majora's Mask intervient lors des dernières secondes qui précèdent la chute de la lune : la lumière devient rougeâtre, la terre tremble, des nappes de synthé résonnent avec un colossal pouvoir d'évocation, et l'on atteint alors carrément au sublime.

Gameplay ciselé, fulgurances artistiques fréquentes : le meilleur jeu de l'année 2000. S'il s'agit d'un avant-goût de ce que Nintendo prépare sur sa Gamecube, alors le prochain E3 risque d'être l'événement le plus important de l'histoire des jeux vidéo.

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