INTERVIEW
Gauthier Malou
Gauthier Malou est le malaxeur de sons à l'origine des musiques et des bruitages de toutes les créations du team lillois Chman, parmi lesquelles le célèbre jeu d'aventure on-line Banja. Son parcours, son travail, le rôle du son dans les jeux vidéo, ses goûts, sa conception de l'art : autant de sujets abordés dans le cadre agréablement aéré du studio d'enregistrement de Chman.

Polygon : A quand remonte ta passion pour la musique ?

Gauthier Malou : Quand j'étais jeune, chez moi, il y avait toujours plein de musique. Mes parents écoutaient tout, de Brel à Pink Floyd... Mon premier disque ça devait être un truc genre Emilie Jolie (rires).

Quand t'es venue l'idée d'en faire ton métier ?

Quand je me suis rendu compte que je ne savais rien faire d'autre (rires) ! Donc je me suis dit : non seulement ça me passionne, mais en plus j'ai pas le choix ! (rires)

Et tu écoutais quoi à l'époque ?

J'ai appris du piano en essayant de reprendre des parties de piano de Dire Straits. Après, j'étais fort New Wave : Simple Minds, U2... Et dans le Nord, près de la Belgique, qui dit New Wave dit musique électronique. C'était le début de la techno. Ensuite je suis parti vers le rock progressif, avec des morceaux qui changent constamment de style, genre Marillion, Yes, Genesis... C'est avec ce style que j'ai appris la musique. J'étais dans des groupes de progressif avec des types qui étaient beaucoup plus vieux que moi. Pour moi qui venait de la New Wave, le niveau était hyper balèze, j'étais largué. Mais ça m'a beaucoup appris.

C'est ça qui t'a donné envie de toucher à beaucoup de styles différents ?

Oui. Le rock progressif était une musique très ouverte.

PASSION ET TRAVAIL

Depuis quand vis-tu de la musique ?

Depuis le début de Chman, quand on a fait le site Goa pour France Télécom, en 98. Seb [Kochman, co-dirigeant de Chman - NDLR] et moi, on se connaissait depuis longtemps, on est du même village, de Wattignies. Il bidouillait dans les jeux tout le temps, dans les démo makers, et moi j'étais un fou de l'Amiga, l'Atari ST... C'est lui qui m'a fait découvrir Internet.

Et avant, tu avais des groupes ?

Oui, j'ai dû participer à cinq ou six groupes. Je tournais, mais rien de vraiment sérieux sérieux.

Banja

Typiquement, comment se passe une de tes journées ?

J'arrive le matin, je vais voir tout le monde, je me balade, je regarde ce qui se passe. Quand il y a des trucs suffisamment avancés je vais dans mon studio, et comme toute la boîte est en réseau, je vais voir les sources, je m'en inspire et je fais de la musique, mais sans penser à quelle scène elle va servir exactement. Je m'inspire de l'ambiance générale de l'épisode. Par exemple, la dernière fois, l'atmosphère globale était celle de la maladie, la maladie des plantes de l'île de Banja. J'ai écrit une musique bizarre qui évoque l'état où l'on est quand on est malade, et cette musique m'a ensuite donné des idées de boucles à utiliser dans les scènes. Sans oublier les bruitages.

Tu travailles sur combien de productions ?

Toutes celles de Chman, à peu près cinq six. Avec, en plus, les projets externes : par exemple, pour Vector Lounge, on a fait une pub qui est passée sur MTV et il fallait du son. D'ailleurs je suis de plus en plus épaulé par un des mes potes qui vient de la Radio Galaxy et qui m'aide énormément, sinon je serais complètement dépassé.

Comment se passe ta collaboration avec les scénaristes et les game designers de Banja ?

En fait, on a fait le scénario de Banja à plusieurs. On est partis à la campagne pendant une semaine et on a tout écrit là-bas. Donc maintenant on ne parle presque plus du scénario. On connaît la trame générale du jeu, et pour l'histoire détaillée, on a environ deux ou trois épisodes d'avance. Par exemple, là, on en est à l'épisode 7, et je connais l'histoire exacte jusqu'à l'épisode 9.

INSPIRATION, METHODE, MATERIEL, CONTRAINTES

Tu mets combien de temps pour composer un morceau ?

Ça varie d'une heure à six mois. Et le temps passé n'a pas de rapport avec la qualité. On peut travailler six mois et le résultat est génial, mais il peut aussi bien être nul. Et on peut faire un truc excellent en une demi-heure... Il n'y a vraiment, vraiment pas de règles. C'est terrible. On a l'impression qu'on ne contrôle rien. Mais bon, niveau inspiration ça va.

Est-ce qu'il y a une atmosphère particulière à Chman ?

C'est sûr que si l'ambiance de Chman était différente, tout se passerait autrement. On a tout le temps des choses à raconter, que ce soit en musique, en peinture... On sent bien qu'on est privilégiés. Si Chman marche bien, c'est parce qu'on bosse bien, mais il y a aussi beaucoup de chance. On le sait, et à partir de là, tu n'as aucune excuse. Il y a des jours où tu n'as pas trop envie de bosser, mais quand tu te rappelles des galères que tu as vécues et que tu penses au bonheur que ça représente de travailler ici, tu te dis qu'en fait c'est le pied.

Tu utilises quel matériel et quels logiciels ?

Exclusivement Cubase VST. Sinon une table analogique, une carte son qui permet de séparer les pistes, un PC, un sampler, un clavier, des compresseurs, des enhancers... Le numérique est beaucoup plus pratique pour sauvegarder par exemple. Sur la table analogique, si je commence un morceau maintenant et que je ne le finis pas ce soir, pour bosser sur un autre ce sera chiant parce qu'il faudra changer les réglages. Mais je n'aime pas trop le son numérique. Même si ensuite c'est plus facile pour travailler sur Internet, je préfère bosser d'abord sur l'analogique, parce qu'il y a plus de "vibes" (rires).

Et pour les instruments ?

En fait, il y a des musiciens à Chman. Un graphiste qui fait de la flûte traversière, un guitariste... Je bosse aussi avec des types genre Magazine Records, qui éditent des disques de samples, et on s'arrange avec eux. Mais j'essaie de plus en plus de faire du live quand même.

Comment réalises-tu les bruitages ?

Par exemple, dans Banja il y a un jeu de bouffe. Et bien je me suis fait à bouffer, j'ai tout enregistré, j'ai découpé les différents sons -le couteau, etc-, et après j'ai tout classé. Pour une soucoupe volante je peux utiliser un synthétiseur, pour une voiture je peux aller dehors pour enregistrer, mais si c'est la mer et que tu n'as pas le temps d'y aller, c'est chiant (rires). Mais il y aussi des disques de bruitages.

Tu as aussi des contraintes techniques...

Oui. Il faut travailler par boucles, on n'a pas le choix. Cela génère un certain type de musique imposé par les contraintes du web -pas par la machine. En même temps, ça permet d'aller à l'essentiel.

Est-ce qu'il y a des styles de musique que tu es frustré de ne pas pouvoir composer à cause de ces contraintes ?

Oui, parce que je ne peux pas faire une boucle trop longue. Des boucles qui prennent une minute trente pour avoir un sens, ça ne convient pas. Par exemple, de la musique classique, c'est hard, ou bien il faut faire du stream, mais cela fait sauter des frames pour l'animation. Pour le Bolero de Ravel, tu peux toujours faire des boucles et les enchaîner, mais pour d'autres compositeurs classiques ou pour de la musique indienne... Mais bon, avec le haut débit, ça va venir.

LE SON DANS LES JEUX VIDEO

Pour toi, quel est le rôle du son dans un jeu ?

Je dirais que la musique et les bruitages ont la même importance, et que les deux réunis comptent pour 50% de la qualité d'un jeu.

Et toi, dans ton plaisir de joueur, le son représente beaucoup ?

Sans son, je ne joue pas, impossible. Je joue toujours avec un casque, carrément.

Est-ce qu'il y a des bandes son de jeux qui t'ont particulièrement marqué ?

Ma révélation a été avec l'Amiga, des jeux comme Shadow of the beast. Avant c'étaient des bips bips, et là, c'était un choc. Sans oublier, en parallèle, les démo makers... En ce moment, je joue à Operation Flashpoint, qui est monstrueux avec un casque : ça pète devant, derrière, tu entends les chars arriver au loin, avec le bruit des chenilles quand ils écrasent un arbre ou un arbuste... Quand tu es dans une jeep avec des soldats qui sont en train de parler, si tu passes en vue extérieure tu entends moins fort leur voix et plus fort les oiseaux alentour... Ce genre de détails tous cons, ça me rend fou ! Sinon j'ai adoré les musiques de Baldur's Gate, même si ce n'est pas nouveau : ça fait très Basil Poledouris, le grec qui a fait la musique de Conan le Barbare, et qui pour moi est un grand maître. C'est très pompé là dessus, mais c'est vachement bien fait. Il y a aussi la scène de la valse dans Final Fantasy 8 qui est monstrueuse...

Operation Flashpoint

La bande-son peut aussi enrichir l'expérience qu'ont les joueurs, au niveau atmosphère mais aussi au niveau gameplay...

Oui. J'ai vu un reportage où Hans Zimmer, le compositeur des musiques de Gladiator, expliquait que pendant les projections-tests, certains spectateurs ne comprenaient pas certaines scènes et qu'on pouvait leur faire comprendre grâce à la musique. Donc c'est clair que, dans un jeu comme dans un film, la musique n'est pas importante que pour l'ambiance, mais aussi pour la narration par exemple. Mais généralement, les musiques de jeux s'inspirent trop des musiques de films, avec des orchestres, etc. On pourrait se permettre plein d'autres styles. Par exemple, dans Jet Set Radio, il y a du groove, ça change, ça fait danser...

Est-ce que tu vois un lien entre les jeux vidéo et la musique électronique ?

A part la machine, non. Pour des jeux comme WipEout, avec les compils, ce ne sont à mon avis que des opportunités de maisons de disques, et ça ne va pas plus loin que le business pur. Sinon certains artistes comme Laurent Garnier sont vraiment intéressés par les jeux, on sent que c'est leur trip [Garnier fait même une apparition dans Banja - NDLR]. Mais le jeu vidéo manque de guests-stars. On pourrait faire comme dans le Muppet Show (rires) !

Justement, que penses-tu des stars qui collaborent à des jeux, comme David
Bowie ?

Je n'ai pas joué à Nomad Soul, donc je ne peux pas en juger, mais la démarche est bonne. Je crois que Bowie a fait ça sincèrement. C'est dans sa nature d'évoluer depuis toujours.

LE FUTUR

Quelle console te paraît être la plus intéressante niveau capacités sonores ?

Je crois qu'elles se valent toutes. Maintenant, cela ne dépend plus que des musiciens.

Qu'est-ce qui t'intéresse le plus dans les évolutions de la musique de jeux ? La musique interactive ?

A Chman, c'est ce qu'on a toujours fait, avec cette idée de faire un sampler -ce n'est pas le mot approprié, mais c'est comme ça qu'on l'appelle-, un jeu où on clique pour faire danser les persos, pour rajouter des instruments, etc. Après, on peut concevoir un site web de la même façon, en considérant une interface comme un jeu. Niveau marketing, on va peut-être te dire que les gens ne sauront pas où cliquer, etc. Mais c'est n'importe quoi. A Chman, une de nos doctrines, c'est de ne pas prendre les gens pour des cons.

Pour la musique interactive, ça fait très longtemps, peut-être une dizaine d'années, que j'en entends parler dans des magazines. Ils parlaient d'un système qui s'appelait l'i-music -i pour interactive-, avec la musique qui change selon les scènes. C'était peut-être bidon, mais ça me faisait rêver, et j'étais vachement jeune. J'ai toujours fait chier ma mère avec ce genre de trucs, avec la télé interactive... Elle était perplexe, et maintenant elle me dit : "T'avais raison !" (rires).

Quels sont les jeux et les nouveautés que tu attends niveau son ?

Shenmue 2 ! Shenmue, c'est une oeuvre d'art. Plus de reggae aussi, car je crois que ça a de l'avenir. J'espère également que les jeux auront une musique moins carrée, moins boum boum. On pourrait faire des trucs complètement barrés, avec des thèmes très longs, même si ça reste hypnotique et hardcore.

JEU VIDEO = ART, ART = ???

Tu me dis que Shenmue est une oeuvre d'art. Est-ce que pour toi le jeu vidéo est un art ?

Ah oui, complètement. Si le cinéma est le septième, le jeu c'est le huitième. Comme le cinéma, le jeu peut réunir plein d'arts différents.

Et pour toi, question difficile, c'est quoi une oeuvre d'art ?

Ouh là, c'est dur comme question (rires). Je dirais que c'est quelque chose d'unique. Pour Shenmue par exemple, ils ont fait leur truc à fond et ne se sont pas posés de questions marketing. Quand ça me donne des frissons, je considère que c'est de l'art. Mais ce n'est pas encore suffisant (rires). Quand je joue, que je crée un morceau et que je commence à avoir l'impression que c'est de l'art, j'ai aussi l'impression que ça ne vient pas de moi. C'est une alchimie, quelque chose de spontané -même si l'art peut aussi être quelque chose de torturé... En fait, pour moi, l'art, c'est comme l'amour, il n'y a pas de règles (rires). C'est quelque chose qui nous échappe, et qui peut peut-être encore faire croire en Dieu. A la base, chez l'artiste, il n'y a pas d'autre raison d'être que de faire de l'art.

Propos recueillis par Pierre Gaultier.

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