DOSSIERS
La PlayStation : analyse d'un succès
Depuis sa sortie au Japon le 3 décembre 1994, la PlayStation a connu un succès fulgurant et étonnant, s'imposant comme l'une des consoles de salon les plus populaires de l'histoire. Une hégémonie à la fois stimulante et inquiétante dont Polygon analyse les raisons et les conséquences, alors qu'approche la sortie de la PS2 en occident...

La PlayStation, c'est un fait, a véritablement bouleversé le marché des jeux vidéo. A tous points de vue : Nintendo a perdu son leadership, le public s'est élargi et a vieilli, et l'Europe est étonnamment devenue une cible stratégique puisque c'est là que s'est vendue la plus grande quantité de PlayStation. Ces impressionnants changements le sont d'autant plus lorsqu'on sait à quel point l'entrée dans le marché des jeux vidéo relève, pour une entreprise inexpérimentée, de la gageure. Mais alors, comment diable Sony a-t-elle pu accaparer une si énorme part du gâteau ? Quels sont les changements opérés par l'arrivée de ce nouvel acteur ? Quel est l'état du marché désormais ? Et les concurrents ont-ils une chance de rattraper leur retard ?

LE ROMAN SONY/NINTENDO

C'est connu, les relations entre Sony et Nintendo ne datent pas d'hier. Les premiers contacts entre les deux géants nippons datent de 1988. En novembre 1990, le résultat se matérialise avec la sortie au Japon de la 16 bits de Nintendo, la Super Famicom, dont le remarquable processeur son est produit par Sony. Tout va si bien entre les deux sociétés qu'un accord est même conclu, en 1991, qui laisse à Sony le soin de concevoir et fabriquer un lecteur de CD-Rom destiné à la SFC. Mais à l'été 91, pendant le Consumer Electronic Show de Chicago (l'équivalent de l'Electronic Entertainment Expo actuel), Sony affirme posséder, à elle seule, les droits du CD-Rom de la SFC. Très affectés par ces déclarations, les grands pontes de Nintendo Japon décident de prendre Sony par surprise en s'associant, à la dernière minute, avec Philips. C'est le début d'un bras de fer complexe et inextricable, où se succéderont pendant deux ans annonces contradictoires, menaces mutuelles et fausses dates de sortie.

Début 1993, tout espoir de voir arriver un CD-Rom s'évanouit enfin. En janvier 94, Sony annonce officiellement qu'elle travaille à une 32 bits qui sera mise en vente au Japon pendant l'hiver qui suit. Le 10 mai 94, la PlayStation est dévoilée. Sa puissance stupéfie les éditeurs : Konami, Capcom, Taito, Namco, Hudson Soft et Bandaï assurent vouloir développer sur cette surprenante machine.

UNE MACHINE SEDUISANTE

La raison principale du succès de la PS est simple : c'est une machine performante, spécialement conçue pour la 3D, et plus facile à programmer que sa rivale, la Saturn de Sega -sortie au Japon en novembre 94-, dont l'architecture est beaucoup moins cohérente. D'où cet immédiat soutien des éditeurs, encore renforcé par la grande assistance technique fournie par Sony durant toute la carrière de la console (kits de développement très régulièrement améliorés).

Lassés de l'étouffante politique de contrôle de Nintendo, les éditeurs se sont naturellement tournés vers une machine excitante dont le support CD-Rom est bien moins coûteux en royalties et bien moins contraignant en taille mémoire que des cartouches. Même si Miyamoto assure que Mario 64 ou Zelda 64 n'auraient jamais pu voir le jour sur CD en raison de temps de chargements trop longs, il est clair que le choix du support cartouche est ce qui a valu à Nintendo le semi-échec de la N64. La prise de risque que constitue aujourd'hui le développement d'un jeu N64 est ce qui pousse des éditeurs majeurs comme Electronic Arts à annuler leurs titres (FIFA 2000 a récemment été rayé des plannings). Si la N64 avait été dotée d'un lecteur de CD-Rom, elle aurait rencontré un plus grand succès, et la PS ne se serait pas hissée aussi facilement au rang de leader.

L'ATOUT SQUARESOFT

Pourtant indéfectiblement lié à la société de Kyoto jusqu'alors, SquareSoft a choisi en avril 96 de développer exclusivement sur PS, car le support cartouche ne lui semblait pas compatible avec ses ambitions créatives : les nombreuses scènes cinématiques et les décors précalculés en 2D de Final Fantasy 7 n'auraient en aucune façon pu tenir sur une cartouche.

Final Fantasy 7

L'entrée de SquareSoft dans le clan Sony est très certainement l'événement clé des années 32-64 bits. Au moment de l'annonce imprévisible de la sortie de FF7 sur PS, la Saturn et la PlayStation étaient au coude à coude au Japon (environ trois millions d'unités chacune, avec un léger avantage pour la Saturn). Dès l'été qui a suivi, les ventes de PlayStation se sont rapidement accélérées, distançant irrémédiablement Sega. Une preuve imparable de l'engouement que suscitent les Final Fantasy au pays du soleil levant.

Après Square, c'est Enix, l'éditeur des Dragon Quest -la série de RPG la plus populaire au Japon, devant FF- qui est parti à l'ennemi (Dragon Quest 7 est sorti l'été dernier au Japon, où il se vend comme des petits pains). Trahi par ses deux plus fidèles et importants alliés, Nintendo n'avait plus la moindre chance de s'imposer au Japon. Là-bas, les ventes de N64 ont été assez décevantes après une sortie fulgurante le 23 juin 96, même si certains jeux réalisent encore d'impressionnants scores en dépassant le million d'unités (Super Smash Brothers, Donkey Kong 64 ou Kirby 64 en sont de récents exemples).

DES JEUX MARQUANTS

Conséquence directe de l'enthousiasme des développeurs à son égard, la PS a été lancée avec une bonne quantité de jeux marquants. Si, à l'époque, les Tekken, Toshinden, WipEout ou Ridge Racer de la PS n'étaient pas foncièrement meilleurs que les Virtua Fighter ou Daytona USA de la Saturn, ils étaient néanmoins beaucoup plus engageants, ce qui a naturellement drainé tout un pan du public plus sensible aux prouesses techniques qu'au gameplay. C'est, en partie, cette supériorité graphique qui a permis à Sony de l'emporter sur Sega dans un premier temps.

Puis les développeurs, commençant à tirer profit du potentiel de la PS, ont progressivement donné naissance à des jeux justifiant pleinement les 32 bits de la console, des jeux véritablement innovants à même de séduire un public de hardcore gamers jusqu'alors peu perméable aux charmes de la machine : Resident Evil (96), Final Fantasy 7 donc (97), Metal Gear Solid (98)... Et au bout de trois ans, la Playstation s'est constituée une ludothèque très fournie dans tous les genres (à l'exception notable du doom-like), avec laquelle Nintendo et Sega, délaissés par les éditeurs tiers, n'ont pu rivaliser.

WipEout

La Saturn a certes proposé d'excellents titres au feeling très arcade (Daytona USA, 95 ; Virtua fighter 2, 95 ; Sega Rally, 95 ; les deux premiers Panzer Dragoon, 95 et 96 ; Fighters Megamix, 96...), et d'impériaux RPG (Grandia, 97 ; Panzer Dragoon Saga, 98…), et la N64 s'est révélée être un formidable laboratoire propice à des jeux sinon révolutionnaires, du moins indiciblement fun (Mario 64, 96 ; Pilotwings 64, 96 ; Wave race 64, 96 ; Mario kart 64, 96 ; GoldenEye, 97 ; Lylat Wars, 97 ; F-Zero X, 98 ; 1080°, 98 ; Zelda 64, 98 ; Perfect Dark, 2000…), mais rien de comparable aux sorties de qualité pléthoriques et éclectiques sur PS. Et avec des titres comme Bust A Groove (98), Sony a fédéré un large public pas forcément attiré par les jeux vidéo.

UNE REDOUTABLE STRATEGIE PUBLICITAIRE

Un mauvais produit ne marchera jamais longtemps, quelle que soit l'ampleur de son lancement. Mais un très bon produit n'a guère de chances d'avoir d'impact s'il n'est pas suffisamment promu. Et précisément, Sony s'est montré incomparablement brillant lorsqu'il s'est agi de donner à sa machine les publicités qu'elle mérite. Deux mois avant la sortie française de la PS, en juillet 95, Sony annonce déjà son arrivée dans la presse spécialisée. Une série de publicités met ainsi en garde le consommateur : "possibilités d'effets irréversibles", "tenir hors de portée des enfants", "la PlayStation arrive en septembre. On vous prévient, vous voilà prévenus". L'esthétique utilisée détourne celle des étiquettes de produits chimiques oranges et noires qui signalent un danger. Cette pub préfigure celles qui vont lui succéder.

Rapidement, la communication autour de la PS va acquérir une très bonne réputation auprès des professionnels et du public : humour (le célèbre comité anti-PS), efficacité des slogans ("Ne sous-estimez pas la puissance de la PS"), inventivité et cohérence formelles. A cet égard, une pub télé sur un jeu PS distribué par Sony Computer Entertainment est désormais immédiatement identifiable par sa structure caractéristique : 1) scènes en rapport avec le soft tournées en live et souvent drôles, 2) quelques secondes d'images du jeu (souvent montées à cent à l'heure façon MTV), 3) logo PS, accompagné du nom de la console murmuré par une voix féminine déformée.

Jouant à la fois sur la constance et sur la qualité du message transmis (là où d'autres se contentent d'un slogan minable mais matraqué), cette remarquable stratégie publicitaire est parvenue à son sommet avec l'ovni télévisé qu'est Fifi (la fille au visage bizarroïde qui déclame un discours pseudo-individualiste et philosophique dans un décor épuré), et avec les formidables publicités européennes en 4x3 de l'hiver 99, dont le subtil concept insiste sur la force mentale à laquelle les jeux PlayStation font appel. Le brio de Sony réside dans cette aptitude à surprendre le public tout en restant fidèle à l'esprit du produit.

PRIX BAS, IMAGE DE MARQUE, PUISSANCE MEDIATIQUE ET FINANCIERE

Tant au niveau du hard qu'à celui du soft, Sony a mené une bataille des prix dont elle est toujours sortie victorieuse. Sans précédent dans l'histoire des jeux vidéo, la gamme Platinum à 169 F offre un choix impressionnant de hits -plus de 80 à ce jour. Par ailleurs, Sony a une excellente image dans l'électronique grand public. Elle est considérée comme une marque fiable, professionnelle, de haute qualité (1). A partir de là, il est relativement aisé de gagner la confiance du public avec un nouveau produit. La présence de Sony dans d'autres secteurs (filiales cinéma et musique) lui confère, par ailleurs, une marge de manoeuvre et une envergure médiatique bien supérieures à celles de Nintendo et Sega. Enfin, la puissance financière de Sony lui a permis de conclure des partenariats qui ont été fatals à ces adversaires, notamment avec Namco (distribution), avec Core Design et SquareSoft (contrat d'exclusivité, écrit ou tacite), avec Psygnosis (rachat)... Pour cynique et écoeurante qu'elle soit, cette politique n'en est pas moins terriblement efficace.

La débauche de moyens employés par Sony et l'accroissement de la crédibilité graphique et sonore des softs ont propulsé les jeux vidéo au rang d'authentique marché de masse, aux recettes chaque année supérieures à celles du cinéma occidental. La PS est devenue, comme la NES en son temps, la petite boîte grise invisible qui fait autant partie du décor du salon que le magnétoscope ou la chaîne hi-fi. Mais en prenant une pareille importance, le marché des jeux vidéo a attrapé la gangrène qui menace les industries du cinéma et du disque : la logique calculatrice et pusillanime du mercantilisme.

VACHES A LAIT

Les suites abusivement nombreuses et les concepts pompés de manière éhontée ont toujours fait partie des mauvaises habitudes des développeurs de jeux vidéo. Mais l'introduction des 32 bits fin 1994 a singulièrement amplifié le phénomène. La montée en flèche du coût moyen de développement d'un jeu (multiplié par trois, passant de 500.000 à 1.5 millions de dollars, avec parfois des budgets de 30 à 40 millions de dollars pour des mega productions comme FF9) a largement encouragé la paresse des développeurs. En cinq ans, nous aurons vu sortir quatre Tomb Raider, quatre Cool Boarders, quatre Formula One, six FIFA, quatre ISS, trois WipEout, trois Resident Evil, trois Tekken, quatre Ridge Racer -des exemples parmi d'autres-, et des tonnes d'ersatz plus ou moins réussis des jeux les plus porteurs. Edifiant.

FIFA 99

En donnant souvent la primauté à l'emballage technique et commercial plutôt qu'au contenu, Sony a considérablement élargi le marché, mais en l'aseptisant et en l'affadissant à bien des égards. Certains genres ont quasiment disparu (la plate-forme/action, les shoot'em up…), d'autres ont pris des proportions ridiculement exagérées, notamment le jeu de course (fait révélateur, un magazine exclusivement dédié aux jeux automobiles sur PlayStation a même vu le jour en France en 1999 !). Les effets de la pesanteur commerciale sur l'originalité et la qualité des jeux n'ont jamais été aussi forts. C'est triste. Et en somme, seule une poignée de créatifs vient injecter l'inventivité nécessaire à la pérennité de l'industrie tout entière, selon un cheminement que connaissent depuis longtemps le cinéma et la musique : un artiste lance un mouvement, lequel est suivi à l'envi pour finalement devenir exsangue ou acquérir une richesse inexplorée.

Le problème est que les modes persistent davantage dans les jeux vidéo qu'ailleurs. Comment expliquer ce manque d'audace ? Peut-être en invoquant le danger commercial considérable que constitue l'innovation, dans un marché où les élus du public sont assez rares (sachant qu'un soft neuf coûte de 7 à 15 fois plus cher qu'un ticket de ciné par exemple, la prudence des consommateurs quant à l'achat d'un jeu est normale). Mais à terme, miser constamment sur les mêmes recettes surannées est une impasse (voir les ventes décevantes de Tomb raider IV). Car si l'innovation est souvent risquée, c'est aussi elle qui fait les légendes (voir Sim City, Civilisation, Doom, Mario 64...). Certains éditeurs ne devraient pas l'oublier.

UN FUTUR EXCITANT ET EFFRAYANT

Alors que la guerre des 32-64 bits touche à sa fin, c'est l'heure des bilans. Emporté par la Saturn, Sega demeure endetté. Mais la ludothèque très solide de la Dreamcast, ainsi que ses ventes encourageantes en occident, indiquent que la société du hérisson bleu n'est pas encore KO. D'autant que Sega a lancé en septembre 2000 aux USA une opération jamais vue dans l'histoire des jeux vidéo : si vous vous engagez à vous abonner pendant un an et demi au nouveau site Internet de Sega (21.95$ par mois), votre Dreamcast vous est remboursée ! Cette idée s'inscrit bien dans l'orientation stratégique récemment prise par Sega, où le jeu on line est prééminent. Un pari sur l'avenir qui pourrait s'avérer payant, et faire de Sega le leader incontesté du jeu on line sur consoles.

Nintendo, grâce à sa portable et à ses exceptionnelles ventes software sur N64 et GB, est en très belle santé -ses profits devraient atteindre des records cette année. La présentation de la Gamecube en août dernier a fait sensation : la console est un prodige de puissance, facile à programmer et au paddle innovant. Des éditeurs tiers comme Capcom -qui va convertir toutes ses licences majeures sur GC- soutiennent ardemment la console. Et dans l'ombre, Nintendo a préparé ses armes en étoffant considérablement ses capacités internes de développement. Ces derniers mois ont vu l'absorption de Silicon Knights (Legacy of Kain), et la création de Left Field Studios (Kobe Bryan Courtside, Excitebike 64), de Nintendo Software Technology Corporation (Ridge Racer 64) et de Retro Studios (qui travaille sur des projets secrets pour la Gamecube). Ces quatre nouveaux studios internes viennent s'ajouter aux équipes, très prestigieuses, de Nintendo Japon et de Rare (GoldenEye, Perfect Dark, Banjo & Kazooie...), ce qui rassure grandement quant au nombre et à la qualité des futurs jeux Gamecube.

La Gamecube

Au Japon, la PlayStation 2 a établi de phénoménaux records de vente (plus d'un million d'exemplaires en trois jours). Elle sort le 26 octobre aux Etats-unis, le 23 novembre en Europe, où son succès est garanti (malgré un prix prohibitif de 2990F). Mais l'entrée dans la course d'un très sérieux concurrent, Microsoft, va effroyablement compliquer la donne.

Présentée le 10 mars 2000 à la Game Developers Conference de San José, la X-Box du géant américain est un monstre axé autour d'un microprocesseur cadencé à 600 MHz. La X-Box, prévue pour l'automne 2001 aux USA, est déjà soutenue par une foule de développeurs et d'éditeurs, parmi lesquels Electronic arts, Konami, Eidos, Namco, Acclaim, Infogrames, Capcom, Activision, Ubi Soft et Lionhead Studios. Pour la première fois dans l'histoire des jeux vidéo, quatre colosses vont s'affronter. Ils ont chacun de grands atouts. Cette fois, la partie sera beaucoup moins facile pour Sony. Y'a t-il de la place pour quatre ? Peut-être. Car les machines proposées par chaque constructeur sont suffisamment différentes les unes des autres pour toucher des cibles spécifiques. Reste à savoir qui touchera la cible la plus large. Sony est évidemment, aujourd'hui, le grand favori.

Dossier écrit par Pierre Gaultier. Remerciements à Neil Jackson. La première version de cet article est parue dans le N°2 du fanzine Polygon (février 2000).

(1) Une réputation largement surfaite, eu égard à la fiabilité parfois douteuse de ses produits, et la PlayStation n'est pas épargnée : manque de solidité, pannes fréquentes... Les premiers possesseurs de PlayStation se souviendront sûrement longtemps des consoles défaillantes qui n'acceptaient de lire les CD qu'une fois retournées !

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