Yoshitaka
Amano S'il n'était à ce point attiré par les possibilités ouvertes par les nouvelles technologies, Yoshitaka Amano pourrait facilement être qualifié d'anachronisme. Alors que depuis le début du siècle, l'art s'est massivement dirigé vers l'abstraction et la conceptualisation absolues, Amano revendique comme principales influences un Disney ou un Klimt. Et reprend les recherches formelles de l'art nouveau pour les décliner de manière inédite -animation traditionnelle ou assistée par ordinateur, jeux vidéo ou graphic novels. Portrait d'un innovateur amoureux des sensibilités du passé. Yoshitaka Amano est né en 1952 à Shizuoku, près de Tokyo. Cadet d'une famille de quatre enfants, il fait montre, très tôt, d'un formidable aptitude au dessin. A quinze ans, de passage à Tokyo chez un ami, il visite les studios d'animation Tatsunoko -alors parmi les plus grands du Japon-, auxquels il s'empresse de présenter son travail, sans trop d'illusions. Les événements s'accélèrent : de retour chez lui, il trouve une lettre d'embauche de la Tatsunoko. Faisant fi des inquiétudes -légitimes- de son entourage, il décide de quitter le giron familial et de consacrer sa vie au métier qu'il rêve depuis toujours d'exercer. Après une période d'adaptation et d'entraînement, où il est pris en charge par des vétérans de la Tatsunoko, il est immédiatement promu character designer -le poste le plus prestigieux de la profession. Durant la dizaine d'années qui suit, Amano travaille sur des séries aux personnages iconiques, authentiques mythes populaires dont le souvenir persiste encore aujourd'hui, parmi lesquelles Gatchaman et Maya l'abeille. Mais peu à peu, la lassitude gagne Amano. Sentant s'installer une routine très nocive à son dynamisme créatif, il quitte la Tatsunoko en 1982 pour fonder, en indépendant, son propre studio : Ten Productions. En free-lance, il signe une quantité pléthorique d'illustrations de science-fiction et de fantastique pour des magazines et livres anglais, américains et japonais. La qualité de son travail est saluée par de nombreux prix. Depuis, la popularité de ses peintures et illustrations n'a cessé de croître. Plus d'un million de ses livres d'art se sont vendus dans son pays natal, ses expositions japonaises ont été de réels triomphes, et des villes comme Orléans, New York, Séoul et Bruxelles ont déjà hébergé ses tableaux. En 1984, il s'associe au cinéaste Mamoru Oshii -qui dirigera ensuite, entre autres, les immenses Patlabor 1, Patlabor 2 et Ghost In The Shell- pour créer Tenshi no Tamago, un film d'animation singulier, à la narration erratique et allusive, qui suit le chemin d'une petite fille en possession d'un œuf étrange. Véritable chef-d'œuvre à la réputation monstrueuse, ce film d'un peu plus d'une heure, presque sans dialogues, dont Amano a imaginé les personnages et le story-board, est un manifeste flamboyant, baroque, poétique et troublant de son style. Esquisse pour Tenshi no Tamago En 1986, il est sollicité par un éditeur de jeux vidéo nippon alors inconnu, SquareSoft, pour concevoir les personnages d'une nouvelle série de jeux de rôles sur console Famicom (Nintendo Entertainment System en occident). Son nom : Final Fantasy. Amano accepte de participer à l'aventure. Quatorze ans et neuf Final Fantasy plus tard, cette série est désormais parmi les plus légendaires de l'univers vidéo-ludique, totalisant près de 30 millions d'unités écoulées dans le monde. Ce colossal succès international a placé Amano à la portée d'un public beaucoup plus vaste que celui qui était le sien auparavant. AMANO, L'AME DES FINAL FANTASY L'une des clés du succès des Final Fantasy de SquareSoft est sans nul doute leur impressionnante virtuosité esthétique. A cet égard, Yoshitaka Amano a tenu une place toute particulière. Avec Nobuo Uematsu, le talentueux compositeur des musiques, Amano a forgé le monde onirique, dense et mystérieux qui fait l'essentiel du charme de cette série. A chaque épisode, Amano a impulsé des orientations graphiques fortes et originales qui ont servi de base à l'équipe de Square pour créer une atmosphère puissante. Il a, par ailleurs, inventé des personnages singulièrement attachants, au charisme souvent instantané et à l'ambiguïté physique parfois dérangeante. Homme ou femme ? Ange ou démon ? Monstre, animal ou être humain ? Dans les trois premiers épisodes de FF, Amano s'est exclusivement nourri du répertoire classique de l'heroïc fantasy -probablement son style n'était-il pas encore, à l'époque, suffisamment prononcé pour parvenir à s'émanciper des canons du genre. Puis, progressivement, la série s'est détachée de ses origines, intégrant à son univers des machines de plus en plus perfectionnées jusqu'à confiner, dans Final Fantasy 7, au cyberpunk. FINAL FANTASY, UN UNIVERS SINGULIER Pour Final Fantasy 6, Amano dit s'être énormément inspiré de l'esprit de la première révolution industrielle, et cela se voit : le jeu est rempli d'éléments plus ou moins tortueux qui évoquent la naissance d'une civilisation fondée sur le travail des métaux, l'exploitation du feu et de la vapeur, et la compréhension de la mécanique (roues, poutres, poêles, cheminées, bâtiments à l'armature complexe, fines tours qui s'élèvent à l'arrière-plan, locomotive au design rétro et surchargé, exosquelettes étranges, dirigeable luxueusement décoré...). Cette accumulation de détails pensés par Amano donne à FF6, comme à tous les Final Fantasy, une véritable identité formelle qui ne fait que favoriser l'implication du joueur dans le scénario. Une des très rares esquisses d'Amano pour FF7 Les deux épisodes qui ont suivi sur PlayStation en 97 et en 99 portent globalement le sceau d'Amano, bien qu'il ait été remplacé au design par Nomura Tetsuya pour des raisons techniques (la complexité du trait d'Amano étant trop difficile à restituer en 3D sur PlayStation, il a fallu opter pour un design schématique et épuré, davantage adapté à la modélisation et à l'animation des personnages). Amano a si profondément marqué l'esthétique des Final Fantasy qu'il est devenu indissociable de la saga -et corrélativement, indissociable de l'histoire du jeu vidéo en tant qu'art. SquareSoft semble l'avoir bien compris, puisque l'éditeur japonais a chargé Amano de l'image design du neuvième épisode de Final Fantasy, un sublime retour aux sources qui arrive bientôt en occident. ARTISTES NIPPONS ET JEUX VIDEO La collaboration d'Amano aux Final Fantasy fait partie d'un mouvement plus large de rapprochement entre le jeu vidéo et le manga, qui a vu les plus grands créateurs japonais de bandes dessinées et d'animation être sollicités par l'industrie vidéo-ludique. Ainsi, Akira Toriyama (créateur de Dragon Ball, Docteur Slump...) a façonné l'univers de Dragon Quest, de Chrono Trigger et de Tobal N°1, Nobuteru Yuki (character designer de Record of Lodoss War, X...), celui des Seiken Densetsu, Keita Amemiya (le père du monstrueux Zeiram, vu dans un film live homonyme et dans Iria), celui de Rudora no Hihu, et Masanume Shirow (le visionnaire à l'origine de Ghost in the Shell et Appleseed), celui de Project Horned Owl. Aux jeux vidéo auxquels ils ont contribué, ces auteurs ont apporté une consistance, une cohérence et une personnalité graphiques tout à fait comparable à celles des grands films de science-fiction et de fantastique. Leur importance dans le développement d'un jeu est appelée à s'affirmer, et avec l'immense potentiel technique des nouvelles consoles, ces artistes vont enfin trouver des supports à la mesure de leur talent. Les liens entre les différents loisirs populaires ne sont décidément pas près de faiblir au Japon. Et, au vu de l'enrichissement réciproque que ces média de masse en retirent, c'est une excellente chose. Depuis le début des années 90, Amano a mis son style au service de supports extrêmement divers. Une évolution logique pour un esprit aussi aventureux que celui de cet artiste, qui confie souvent avoir peur de s'enliser dans une seule technique. Il a ainsi collaboré à plusieurs pièces de théâtre, dont il a été chargé de concevoir les décors et costumes. Il s'est également essayé à la joaillerie. Et, en 1993, un musée japonais lui a confié le design de trois vitraux. En 98, Amano a participé à une adaptation animée d'une vingtaine de minutes des Mille et Une Nuits, en collaboration notamment avec le compositeur de musiques de films David Newman, et le directeur de l'orchestre philharmonique de Los Angeles Esa-Pekka Salonen. Enfin, en octobre 99, Amano a sorti, aux Etats-Unis, une envoûtante graphic novel (nouvelle graphique, c'est-à-dire texte illustré) du comic-book Sandman, écrite par Neil Gaiman, l'un des plus grands scénaristes de l'histoire de la BD américaine. Pour tenter de circonscrire l'œuvre d'Amano, c'est de l'art nouveau qu'il faut essentiellement parler. Célèbre mouvement artistique ayant pris naissance à la fin du XIXème siècle pour s'éteindre au début du XXème, l'art nouveau a marqué en profondeur tous les modes d'expression de la beauté -de la peinture à l'architecture, de l'illustration à la joaillerie. Ses caractéristiques ? Des formes et motifs ornementaux, souvent d'une surprenante sophistication, qui se mêlent en évoquant, plus ou moins explicitement, la Nature et la Femme. Les femmes étendues sont fréquentes dans l'oeuvre d'Amano. L'influence de l'art nouveau est très claire dans cette peinture (cliquez pour agrandir) L'œuvre d'Amano présente moult similitudes stylistiques avec l'art nouveau. Et la prééminence de la Femme est indéniable dans l'univers d'Amano (à cet égard, rappelons que le personnage principal de FF6 est une fille, Tina). Comme chez l'immense peintre autrichien Klimt -l'un des précurseurs de l'art nouveau-, quasiment tout rappelle la Femme dans l'œuvre d'Amano, à commencer par le trait délicat et délié, hérité de l'art traditionnel chinois et japonais, qu'utilise le peintre pour donner vie à ses personnages gracieux et sensuels. Evanescente et mystérieuse, la Femme accapare régulièrement la première place des peintures de l'artiste, et de fort jolie façon. L'utilisation fréquente de couleurs pastel, de courbes élancées et gracieuses, de décors et compositions en cercles, demi-cercles ou croissants de lune, l'androgynie des personnages d'Amano, sont également révélatrices d'une présence plus feutrée et indirecte de la Femme. Et il n'est pas interdit de penser que le féminin est, en définitive, rien de moins que la pierre angulaire du travail d'Amano... et des Final Fantasy. Polygon a eu le privilège de rencontrer Amano en mars 98, au Festival du Film Fantastique de Bruxelles. L'artiste en était l'invité d'honneur, et une vingtaine de ses oeuvres étaient exposées, accompagnées d'extraits du storyboard original de Tenshi no Tamago (lequel était projeté à quelques mètres de notre lieu d'interview). Amano pose avec l'affiche du Festival L'interview date quelque peu, et nous en avons écarté les éléments trop périmés -d'où sa briéveté-, mais la bonne humeur de l'artiste est une belle compensation. Polygon : Quel est votre outil de prédilection pour travailler ? Amano : C'est le crayon, car il me permet de coucher rapidement et librement mes idées sur papier. Au début de votre carrière, de qui vous êtes-vous inspiré ? Tout le travail de Disney m'a beaucoup marqué -surtout les décors de Blanche-Neige-, ainsi que Mucha. Beaucoup de manga-ka et illustrateurs japonais sont influencés par Mucha et l'Art Nouveau en général. D'où vient d'après vous cet enthousiasme pour ce mouvement ? Dans ses formes, l'Art Nouveau s'est beaucoup inspiré des estampes japonaises. C'est certainement là l'explication de l'engouement des artistes japonais d'aujourd'hui pour l'art nouveau. En aimant l'art nouveau, ils aiment en fait ce qui appartient à la tradition artistique de leur pays. De gauche à droite : la traductrice française d'Amano, l'artiste lui-même, la traductrice anglaise d'Amano, et le big boss de Polygon de profil De tous les personnages que vous avez créé, quel est celui qui vous ressemble le plus, celui dont vous vous sentez le plus proche ? J'aime dessiner de beaux personnages, mais je ne me trouve pas particulièrement beau ! (rires) Plus sérieusement, tous mes personnages sont en fait une partie de moi-même, je ne peux donc pas en citer un que j'ai spécialement en affection. Inconsciemment, je dévoile beaucoup de moi-même en dessinant, donc tous mes personnages me ressemblent. Lorsque j'ai confiance en moi, le résultat sur le papier s'en ressent. Tous mes sentiments sont dans mes dessins. Pouvez-vous nous parler de l'adaptation des Mille et Une Nuits que vous avez réalisé récemment avec notamment David Newman ? Cette adaptation animée en 3D est un travail expérimental très important pour moi. Cela préfigure ce que je compte faire bientôt (NDLR : Amano travaille en ce moment sur Hero, un space opera multimédia proche de l'esprit d'une oeuvre de Wagner qui devrait donner lieu à un art-book et à un long-métrage d'animation), et je trouve ça passionnant. Avec ces mouvements de caméras complexes, mes tableaux connaissent une deuxième vie. Amano est un rigolo. Alors tout le monde se marre bien, ha ha ha Sur quel support aimez-vous le plus travailler ? Quel que soit le support -peinture, animation, décor théâtral, jeu vidéo...-, mon travail est le même : dessiner sur papier. Mais je préfère travailler seul sur un tableau, car l'intégrité de mon oeuvre est alors totalement préservée. Sur d'autres supports, d'autres dessinateurs retouchent, adaptent mon travail. Avez-vous, durant votre carrière, été contraint par le temps ou l'argent ? Dieu merci, je n'ai pas eu de problème d'argent ces derniers temps ! (rires) Plus sérieusement, avant je dessinais à partir de commandes imposées. Maintenant je peux choisir le thème que je veux aborder. Je travaille désormais en toute liberté. Votre métier excepté, quelles sont vos passions ? Si l'on enlève mon métier, il ne me reste rien. Mon métier est tout. J'aime beaucoup manger néanmoins ! (rires) Polygon peut affirmer que Monsieur Amano aime aussi beaucoup la bière. Ce qui ne signifie pas qu'il était saoul pendant l'interview, hein ! Article écrit en octobre 2000 par Pierre Gaultier. Le portrait est originellement paru dans le N°2 du fanzine Polygon (février 2000). L'interview a été réalisée avec l'aide très précieuse de Vincent Bonami (preneur de son et caméraman), et celle moins précieuse de Namir Cheikh. Vous voulez réagir à cet article ? Contactez-nous : vos critiques, vos apports, vos réflexions nous intéressent au plus haut point ! Précisez le nom de l'article dans le titre de votre mail. |
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Plan de l'article - Amano, l'âme des Final Fantasy - Final Fantasy, un univers singulier - Artistes nippons et jeux vidéo
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Lien vers... - un site de fan de Final Fantasy
Liens vers... - un site de fan d'Akira Toriyama - un site de fan de Masamune Shirow
Lien vers... - un site bourré de liens sur Neil Gaiman
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