Edito

Steven Poole, auteur de Trigger Happy

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La nouvelle référence en matière de livres sur les jeux vidéo vient d'Angleterre : Trigger Happy est certainement le texte le plus dense, le plus fascinant et le plus intelligent jamais édité sur le sujet. L'auteur, Steven Poole -qui écrit notamment pour The Guardian, The Independent et Edge-, nous parle de la genèse du livre, des réactions qu'il a provoquées, de la valeur artistique des jeux vidéo, et de ses softs favoris.

Polygon : Qu'est-ce qui vous a poussé à écrire Trigger Happy ?

Steven Poole : Vers la fin de l'année 98, je cherchais un livre qui parlerait sérieusement des jeux vidéo et qui en proposerait une analyse esthétique. Le meilleur livre que j'ai trouvé dans le domaine fut L'univers des Jeux Vidéo, d'Alain et Frédéric Le Diberder. Mais il s'agissait essentiellement d'une (très bonne) analyse sociologique. Je n'ai pas pu trouver une seule analyse artistique en profondeur. Donc je me suis dit que j'allais essayer d'écrire un livre de ce genre moi-même.

Quels étaient vos buts, vos intentions en écrivant Trigger Happy ?

D'une part, j'ai voulu essayer de décrire les plaisirs et la sophistication des jeux vidéo à un large public. J'ai donc décidé de caractériser les expériences qu'offrent les jeux vidéo en les comparant à celles que procurent d'autres formes d'art qui nous sont familières -comme la peinture, le cinéma et la littérature- et en faisant ressortir les différences. D'autre part, j'ai tenté d'intéresser les personnes qui connaissent déjà les jeux vidéo, et de développer les prémices d'un vocabulaire pour la critique de jeux vidéo. Des mots comme "jouabilité" ou "addictif" ont été employés pendant longtemps sans que personne n'essaie vraiment de les déconstruire. C'est pour cette raison que certains chapitres du livre parlent des trois types d'incohérences [que l'on peut trouver dans les jeux vidéo], des stratégies psychologiques et de la mémoire du muscle, de la sémiotique, etc.

Comment s'est passée l'écriture du livre ?

L'écriture fut autant excitante que frustrante, car je n'avais pas grand-chose à partir de quoi travailler en dehors de mes propres notions : il n'y avait guère à lire dans le domaine de la critique de jeux vidéo sérieuse, j'ai donc dû inventer beaucoup de choses à mesure que j'avançais. J'ai écrit le livre en dix mois.

Avez-vous eu du mal à trouver un éditeur ?

J'ai eu la chance d'être, dès le départ, chargé d'écrire le livre par Fourth Estate, qui était probablement, à l'époque, l'éditeur indépendant le plus avant-gardiste de Grande Bretagne.

Quelles ont été les réactions des lecteurs ? Des professionnels du jeu vidéo ? De la presse ?

J'ai eu toute une gamme de réactions. Environ 50% d'entre elles ont été extrêmement positives, et 50%, extrêmement négatives. J'étais content que le livre provoque des opinions tranchées.

Dans un premier temps j'ai eu beaucoup de mails agressifs de lecteurs qui pointaient du doigt les erreurs factuelles du livre. La première édition avait en effet beaucoup d'erreurs factuelles : cela vient partiellement du fait qu'il y a peu de documentation sérieuse sur l'histoire des jeux vidéo (Game Over, Phoenix et Joystick Nation était tout ce sur quoi je pouvais me baser à l'époque), et les recherches sur Internet sont notoirement peu fiables. Cependant, quelques lecteurs (spécialement Stuart Campbell - un vétéran du journalisme spécialisé anglais, NDLR) ont été suffisamment sympathiques pour me donner des corrections aux erreurs, qui ont ensuite été rectifiées dans la seconde édition.

J'ai eu beaucoup de mails venant de lecteurs qui disaient ceci : ton livre est ennuyeux et trop dur à lire, et de toute façon les jeux vidéo n'ont rien à voir avec l'art, ils sont juste fun. C'est un point de vue. Mais il ne me paraît pas très constructif.

J'ai été enchanté par les articles que la presse jeux vidéo a consacré au livre, notamment ceux de Edge (pour lequel je ne travaillais pas encore à l'époque) et de Arcade. Ils semblaient me rejoindre sur ce que j'essayais de faire avec le livre -essentiellement, proposer un départ modeste dans le domaine de l'analyse artistique sérieuse des jeux vidéo. J'ai aussi eu la chance d'avoir beaucoup de critiques dans la presse généraliste, gentilles pour la plupart, même si les journalistes ne comprenaient pas vraiment où je voulais en venir.

En dix-huit mois de mails de lecteurs, deux critiques majeures ont été répétées très souvent, donc j'aimerais y répondre ici :

1. Si tu as à peine joué entre ton abandon du Spectrum et ton achat d'une PlayStation [Steven Poole explique dans l'introduction qu'il a délaissé les jeux vidéo à 16 ans, avant d'y revenir environ huit années plus tard], qu'est-ce qui te donne le droit d'écrire une histoire des jeux vidéo ?

Pendant l'écriture de Trigger Happy, je suis bien sûr revenu aux jeux vidéo, et j'ai rattrapé, sur émulateur, de nombreux jeux SNES et Megadrive. Les auteurs de cinéma peuvent voir en vidéo des films qu'ils avaient raté à leur sortie, on peut faire de même avec les jeux vidéo. La chronologie de mon expérience n'a pas d'importance. Mais le fait est que Trigger Happy n'a jamais prétendu être une histoire exhaustive des jeux vidéo. C'est pourquoi il y a certains partis pris dans la sélection historique. J'ai choisi uniquement les jeux qui allaient le plus facilement illustrer les arguments esthétiques généraux que je voulais développer.

2. Ton livre parle trop de Tomb Raider et d'une poignée d'autres jeux consoles.

Ceci est également délibéré. Parce que je voulais que le livre soit compréhensible du public général autant que spécialisé, je ne pensais pas que cela servirait mon but de bourrer chacune des pages de références à des jeux obscurs, alors que quelques produits identifiables convenaient tout aussi bien pour étayer mon propos. Tomb Raider était un jeu révolutionnaire en son temps, et il illustre aussi très bien certaines des limites que partagent d'autres produits.

Selon vous, qu'est-ce qui manque (ou pas) aux jeux vidéo pour qu'on puisse les qualifier d'"art" ?

Je ne crois pas que les meilleurs jeux manquent de quoi que ce soit. Legend of Zelda : Ocarina of time est une oeuvre d'art. Rez également. Mais ces jeux sont de l'art dans un sens différent de celui que l'on entend habituellement (cela fait partie de l'argumentaire de Trigger Happy). Selon moi, les pires jeux ont tendance à se concentrer beaucoup trop sur le fait de concurrencer les formes d'art rivales (spécialement le cinéma), et sont gâchés par de mauvais scénarii et un bas niveau d'interaction, comme les tout derniers Final Fantasy.

Selon vous, qu'est-ce qui permettra aux jeux vidéo d'accèder à une reconnaissance du grand public ?

Je crois que c'est seulement une question de temps, juste histoire d'atteindre une sorte de point critique où une masse de personnes accepteront que les jeux sont faits par des gens hautement intelligents et créatifs, et que les meilleurs d'entre eux sont des oeuvres sophistiquées et valides.

Quel est votre jeu préféré et pourquoi ?

C'est un pile ou face avec trois faces. Defender, pour son gameplay cinétique sauvagement sensuel, son merveilleux design sonore, et la profondeur de son système de contrôle ; Legend of Zelda : Ocarina of time, pour sa musique, l'atmosphère de l'environnement créé, et la constante sensation de découverte et de joie qu'il procure ; Metal Gear Solid, pour la liberté offerte dans la résolution de problèmes, ses effets sonores, et sa densité qui offre bien des moments forts dans une durée qui ne vole pas une minute du temps du joueur.

Qu'est-ce que vous comptez ajouter aux futures éditions de Trigger Happy ?

L'édition actuelle a un chapitre supplémentaire de postface qui s'appuie sur les propos du livre pour parler de ce qui s'est passé entre la première et la deuxième publication. Cela s'étoffera si besoin est dans les futures éditions.

Est-ce qu'une traduction française de Trigger Happy est prévue ?

Aucun éditeur français n'a manifesté d'intérêt pour Trigger Happy, donc pas pour le moment.

Propos recueillis via mail par Pierre Gaultier. Interview publiée en novembre 2001.

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"Selon moi, les pires jeux ont tendance à se concentrer beaucoup trop sur le fait de concurrencer les formes d'art rivales (spécialement le cinéma), et sont gâchés par de mauvais scénarii et un bas niveau d'interaction, comme les tout derniers Final Fantasy
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