Ecrire autrement sur les jeux vidéo Notre presse spécialisée est globalement très médiocre. Heureusement, certains mags et sites anglo-américains, les quotidiens français et les livres offrent une approche mature et analytique des jeux vidéo. Du développement de ce type de critique pourrait dépendre l'avenir du médium. En France, depuis la naissance du premier magazine micro, Tilt, en septembre 1982, et celle du premier magazine consoles, Player One, en septembre 1990, le moins que l'on puisse dire est que de l'eau a coulé sous les ponts. Les deux excellents mags sus-cités sont morts, et la presse informatique est aujourd'hui, quantitativement, la plus riche de toutes -et de très loin. De nouveaux magazines arrivent sans cesse dans les rayons, d'autres s'arrêtent, d'autres encore changent de maquette et de politique rédactionnelle... Secteur formidablement dynamique, la presse jeux vidéo française est cependant, qualitativement, très en deçà de la presse cinéma ou musique -on attend encore un équivalent aux Cahiers du cinéma, à Première, aux Inrockuptibles ou à Rock'n'Folk. LE MARASME DE LA PRESSE FRANCAISE Même si la situation est moins catastrophique qu'il y a quelques années, la presse jeux vidéo française affiche un niveau d'ensemble plutôt bas. La presse PC, pourvue de quelques titres très honorables (notamment PC Jeux, Joystick et GEN 4), n'est pas tant concernée que la presse consoles, dont l'indigence est presque générale (en gros, seuls Joypad et PlayStation2 Magazine sortent du lot). La liste des reproches que l'on peut formuler à l'égard de la plupart des mags spécialisés jeux vidéo est interminable : - un non-professionalisme scandaleux : informations non vérifiées (recherche de la rumeur sensationnelle plutôt que de l'information fiable), erreurs grossières (sur les caractéristiques d'un jeu, sur son éditeur, sur des dates passées...) ; opinions lapidaires et sans aucun fondement, jeux jugés hâtivement sans avoir été examinés en profondeur ; fautes d'orthographe et de syntaxe (moins fréquentes qu'autrefois, mais encore très présentes dans certaines publications) ; jeux sur-notés ou sous-notés par mauvaise foi (journalistes visiblement pour ou contre une machine précise), par manque de discernement ou, bien pire, par corruption (un phénomène affolant en Angleterre, rare chez nous -voir à ce sujet nos interviews de João Sanches, le rédacteur en chef adjoint du mag anglais Edge, et d'Olivier Scamps, le directeur des rédactions de Joypad et Joystick)... - une superficialité et une puérilité peu croyables : textes à peine dignes d'un mauvais fanzine -pauvres, approximatifs et mal structurés-, qui se résument à des adjectifs dithyrambiques, des formules usées et d'absurdes descriptions techniques ; articles comportant, toutes les deux lignes, des blagues consternantes ou des jeux de mots inutiles et pas drôles ; aucune analyse, aucune enquête, aucun dossier sur un sujet profond et sortant des sentiers battus... - une maquette immonde : superpositions de cadres aux couleurs fluos, polices horriblement choisies, charte graphique inexistante... A la décharge des journalistes, l'on pourrait dire que le marché français des jeux vidéo n'est ni assez mûr ni assez important (seulement le troisième d'Europe après l'Angleterre et l'Allemagne) pour que se développe une critique digne de ce nom. Le public est limité car essentiellement adolescent, les délais pour écrire des papiers sont trop courts. D'accord. Mais cela ne justifie en rien l'amateurisme et le vide intellectuel de la majorité des journalistes travaillant dans le milieu. Heureusement, d'autres pays, d'autres types de presse, d'autres média proposent une autre manière d'écrire sur les jeux vidéo. La presse française est encore plus pathétique lorsqu'on la compare à certains titres anglais. Les magazines Arcade (qui, cependant, a cessé de paraître début 2000 après une dégénérescence affolante de sa qualité) et Edge ont une démarche rédactionnelle bien plus adulte que leurs homologues français. Les tests sont traités à la façon d'une critique cinématographique : peu voire pas de termes techniques, une approche synthétique, une réelle compréhension de ce qui fait la qualité d'un jeu, un regard cultivé et pertinent. Dossiers, analyses et interviews sont nombreux et remarquables. Au cours de ses deux années d'existence, Arcade a parlé de la censure, du déclin des coin-ops, des meilleures pubs de jeux vidéo, des cinquante personnalités les plus importantes de l'industrie, du piratage, de la réaction des professionnels face à Zelda 64... Quant à Edge, il a acquis une réputation méritée pour l'extrême élégance de sa maquette, ses articles de fond denses et passionnants, son sérieux, l'homogénéité de son ton (la première personne est proscrite) et sa capacité à trouver des informations exclusives. Ainsi, Edge a publié les premiers clichés de Gran Turismo 2 avant même la presse japonaise ! Parfois, Edge est accompagné d'un superbe supplément grand format, captivant et très documenté, qui s'attarde sur un thème particulier (comment faire des jeux vidéo son métier, la Dreamcast...). Edge et Arcade ont eu les honneurs d'une version française : respectivement Next Games et Game On. Le premier n'a vécu que sept mois (de mai à décembre 1998), le second dix (de juin 1999 à avril 2000). Les échecs de Next Games et Game On, en partie dus à la relative faiblesse de leurs équipes françaises (qui n'étaient pas vraiment à la hauteur des rédactions anglaises), ont été également révélateurs de la pusillanimité du public. Au bout de seulement trois numéros, les deux magazines ont dilué complètement leur politique rédactionnelle -sous la pression de leur lectorat semble-t-il-, passant à la trappe tout ce qui faisait leur singularité (chroniques, réflexions, articles fleuves...). Bref, nul ne semble en mesure de tenir tête aux plus gros vendeurs de la presse française : Consoles + et Joypad pour les consoles, Joystick et GEN 4 pour les PC. Dans les cinq ans qui viennent, les nouvelles machines -Playstation 2 et X-box en tête- parviendront probablement à drainer un public plus large et âgé. Toutes les conditions seraient alors réunies pour que s'épanouisse une presse spécialisée d'une réelle valeur. La fin du marasme français est, peut-être, proche. LA PRESSE GENERALISTE FRANCAISE Depuis quelques années, les grands quotidiens français que sont Le Monde et Libération consacrent une place significative au multimédia et, de temps en temps, aux jeux vidéo. Le premier a lancé Le Monde Interactif, joint aux numéros datés du mercredi, et le second propose une section Multimédia le vendredi (dont la chronique "Moi jeux" d'Olivier Séguret est ce qui s'écrit de plus brillant, de plus riche et de plus racé, en France, sur les jeux vidéo). Ces deux initiatives prouvent que les jeux vidéo commencent à être considérés avec le respect qu'ils méritent. Et leur manière d'aborder le sujet n'est finalement pas lointaine de celle d'un Edge : des entretiens avec les acteurs majeurs du milieu, des portraits, des reportages exclusifs... Le tout avec une constante érudition et un style d'écriture qui ridiculisent littéralement la presse spécialisée. Conseillé à tous les authentiques fans de jeux vidéo. Ils sont nombreux et diversifiés. Génération Nintendo, de David Sheff (Assison-Wesley, 93), est un historique complet et détaillé des années où Nintendo régnait en maître sur le marché (83-92). Bâtisseurs de Rêves, de Daniel Ichbiah (First, 97), parle surtout des créateurs de notre beau pays, dans un style romancé et foisonnant -quoiqu'un peu pompeux. Le Que sais-je ? dédié au sujet, de Bernard Jolivalt (PUF, 94), est naturellement rigoureux et précis, mais souffre malheureusement de son ancienneté relative. L'univers des jeux vidéo, d'Alain et Frédéric Le Diberder (La Découverte, 98), est le plus dense, le plus absorbant et le plus exhaustif de tous, analysant avec une acuité sans égale tous les aspects du sujet. Une référence. Enfin, le très brillant Trigger Happy de Steven Poole (Fourth Estate, 2000) esquisse une véritable esthétique de l'interactivité et de la création d'univers, en déconstruisant tous les aspects qui président à la qualité d'un jeu (voir notre interview de son auteur). Pour quiconque veut lire des textes de très haute tenue sur la chose ludique, Internet est une aide inestimable. Pour peu qu'on soit anglophone et qu'on sache où aller, il y a matière à d'innombrables heures de lecture stimulante. Quelques sites de news (notamment l'exceptionnel IGN.com), les sites créés par des professionnels (dont l'archétype est Gamasutra.com), les sites des grands magazines (Edge-online par exemple), les pages personnelles de vétérans du métier ou certains sites de fan constituent une authentique mine d'or. Pour une liste beaucoup plus détaillée, nous vous renvoyons à notre vaste section liens, qui comporte notamment quelques adresses où trouver des textes incontournables sur les jeux vidéo. Ecrits par des professionnels, certains de ces textes ont des chances de tenir un rôle significatif quant au futur du médium : ils tentent de définir ce qu'est un jeu vidéo, et, mieux encore, ce qu'est un bon jeu vidéo. Il s'agit d'une démarche salutaire : tant que les professionnels ne pourront ou ne voudront pas s'interroger sur les possibilités et l'essence de leur médium, les jeux vidéo connaîtront une stagnation créative. Comme l'a si justement souligné Greg Costikyan en conclusion de son magistral article "I have no words and I must design", "Si nous [les professionnels] voulons produire des oeuvres dignes d'être appelées "art", nous devons commencer par penser à ce qui est nécessaire pour en arriver là". La reconnaissance des jeux vidéo passera par la constitution d'une critique ample, prospective et solide. Une critique capable de faire avancer le médium, d'éclairer ses plus fins aspects, et de le légitimer, le crédibiliser aux yeux du grand public. Ces objectifs sont sûrement beaucoup trop ambitieux et prétentieux -un texte, aussi brillant soit-il et quel que soit son auteur, n'a qu'un effet homéopathique sur le médium dont il parle (voir notre interview de João Sanches). Mais cela vaut le coup d'essayer. Et à Polygon, nous y sommes bien décidés. Car sinon, hein, quelle serait la raison d'être de dossiers comme "Le jeu vidéo en tant qu'art" ? Dossier écrit en octobre 2000 par Pierre Gaultier. La première version de cet article est parue dans le N°1 du fanzine Polygon (septembre 1999). Vous voulez réagir à cet article ? Contactez-nous : vos critiques, vos apports, vos réflexions nous intéressent au plus haut point ! Précisez le nom de l'article dans le titre de votre mail. |
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