Une histoire du jeu vidéo en tant qu'art - Part 3 1997-1999 - La maturité est proche Ces deux dernières années ont été celles du règne presque sans partage de la 3D. Après une période de tâtonnement où beaucoup ont fait passer la cosmétique avant l'intérêt, certains développeurs ont réussi à utiliser la 3D comme un outil pour faire naître de nouvelles expériences plutôt que comme un moyen d'occulter un manque de profondeur. Remarquables exemples de ce retour à la fertilité, GoldenEye, Half-Life ou Outcast sont des titres essentiels pour mesurer les défis qui attendent les jeux vidéo. Ces trois chefs-d'oeuvre sont en effet les premières fusions authentiquement satisfaisantes entre le plaisir cinématographique -plaisir d'être pris dans une mise en scène, dans une histoire, dans une émotion- et le plaisir ludique -plaisir d'agir, de construire son chemin, de découvrir. Tout n'est pas rose malgré tout : si une poignée d'explorateurs font avancer le jeu vidéo, la plupart des boîtes se contentent de singer de prestigieux modèles sans leur arriver à la cheville. Le jeu vidéo est bel et bien désormais une industrie lourde, où les effets de la pesanteur commerciale sur l'originalité de la production sont très forts (voir notre article sur les causes et conséquences du succès de la PlayStation). Cela pourrait ralentir l'ascension des jeux vidéo vers les cimes de la reconnaissance artistique unanime, mais pas la stopper. Les plus gros jeux à venir incitent à l'optimisme, et le passé est trop riche en perspectives pour que le futur ne soit pas brillant.
1997-1999 : les jeux majeurs Le jeu fondamental Un scénario somme toute banal mais mis en scène avec une virtuosité incomparable, une intelligence artificielle terrifiante et stimulante, une atmosphère transperçante, des niveaux admirablement conçus qui s'enchainent de manière cohérente, une originalité intarissable, aucune séquence cinématique, une réalisation difficilement surpassable, d'habiles touches d'humour : Half-Life est le doom-like le plus stupéfiant jamais développé sur PC, un soft exemplaire qui pose les règles qui régiront les jeux vidéo du futur. C'est aussi, jusqu'à présent, le plus probant hybride entre jeu vidéo et cinéma, entre interactivité et narration. Absolument anthologique et génial : le meilleur jeu de tous les temps ? Les autres jeux Titre-clef de la N64 , GoldenEye a révolutionné le doom-like et ouvert la voie à des jeux comme Tenchu, Thief : The Dark Project ou Metal Gear Solid. Chaque mission requiert discrétion, précision, sang-froid et/ou rapidité d'action. Longs et difficiles, les niveaux les plus avancés (particulièrement Control, Caverns et Aztec) ne laissent aucun droit à l'erreur et font naître une tension terrible, en exigeant du joueur une concentration absolue pendant une quinzaine de minute. Eprouvant de réalisme, GoldenEye est aussi fascinant de diversité. Etouffants de monochromie bétonnée ou séduisants de naturel, les environnements du jeu sont multiples et magnifiquement rendus -notamment les extérieurs nocturnes, où l'atmosphère est très dense et pénétrante. L'une des expériences ludiques les plus marquantes et les plus absorbantes jamais conçues. Longuement préparé par un talent méconnu du grand public, Hideo Kojima, Metal Gear Solid signe, par son message pacifiste et son esthétique singulière, l'émergence définitive de la notion d'auteur, de réalisateur dans les jeux vidéo. L'influence cinématographique est présente jusque dans les moindres pixels du jeu, mais elle est digérée avec un bonheur variable. Les personnages, terriblement stéréotypés et affreusement doublés dans la version française, font davantage penser à une série Z qu'à un film de Godard. Mais la formidable ambiance -la gestion des angles de caméra est parfaite, la musique martiale et pesante-, associée à une excellente intelligence artificielle qui oblige à la furtivité, fait heureusement oublier ces quelques défauts."Un coin de voile levé sur le fascinant futur des jeux vidéo", selon notre ami Sachox. Le gameplay suranné et parfois ennuyeux de Zelda 64 peut donner matière à critique. La réalisation, en revanche, ne peut donner lieu à aucun débat. Tirant le meilleur de la N64, le moteur 3D est aussi à l'aise pour embrasser des perspectives d'une amplitude inouïe que pour distiller une atmosphère intimiste, magique et fascinante dans les intérieurs. La poésie toute simple et feutrée que dégagent les décors, où s'imprime l'écoulement du temps -l'aurore et le crépuscule sont irradiants de beauté-, enveloppe doucement et irrésistiblement le joueur. Certains lieux -les fontaines royales, le domaine Zora, les abords du château de Zelda, l'immense tour de Ganon, le lac Hylia- sont d'une splendeur irréelle à donner le frisson. Pour sa virtuosité esthétique, pour son magnétisme rare, pour la cohérence de son univers, Zelda 64 est un titre majeur qui fera certainement école. C'est certainement une nouvelle race de jeux qui naît avec Outcast. Explosant les limites du jeu d'aventure, il fait partie de ces rares titres qui ont réussi à assimiler le langage cinématogaphique pour en faire quelque chose de vraiment interactif. Cutter Slade, le héros, est très attachant avec sa roublardise à la John McClane, et le monde virtuel où il est lâché est riche, épique et poétique. Outcast arrive à retranscrire cette sorte d'exaltation panthéiste qui nous envahit devant un beau paysage. Interprétée par l'orchestre symphonique de Moscou, la musique augmente en intensité en fonction du contexte -quand des gardes approchent, des choeurs envahissent les enceintes. Sensible et grandiose, Outcast est stupéfiant. Unreal est un doom-like -"encore un", gémiront certains-, mais c'est l'un des plus intriguants et des plus étonnants du genre. Emprisonné dans une forteresse volante qui s'échoue sur une planète inconnue, vous vous échappez, partez à l'aventure et découvrez le terrible génocide dont sont victimes les autochtones. Le contraste entre les cadavres crucifiés qui jalonnent votre route et la beauté inouïe de la planète est d'une force rare. L'atmosphère globale, qui rappelle souvent les styles moyenâgeux ou égyptien, exhale un mysticisme imparable à la fois enivrant et terrifiant. Il y a dans les décors, la faune, les bruitages et la musique un sens du détail et de la mise en scène qui fait naître des scènes anthologiques, comme ce couloir où le râle d'un monstre se fait entendre après que se soient progressivement éteintes toutes les lumières -pour le moins effrayant ! Esthétiquement prodigieux et prenant, Unreal est un jeu important. Grim Fandango est le chef-d'oeuvre du spécialiste des jeux d'aventure sur PC, l'illustre studio de développement du père de Star Wars : LucasArts. Rassemblant dans un délicieux amalgame tout ce qui a fait le succès des aventures de la firme -l'humour décalé et intelligent, le graphisme très soigné, les énigmes tordues et l'interface intuitive -, Grim Fandango est émaillé de dialogues hilarants, subtils, tranchants et brillamment écrits, dont la saveur toute particulière est mise en valeur par l'excellent doublage français -chose rare ! L'ambiance, le design et le scénario, atypiques et séduisants, sont imprégnés de l'esprit du film noir américain et du folklore mexicain. Un jeu adulte et raffiné comme on en a rarement vu, et comme on en verra sûrement de plus en plus à mesure que grandira le marché des loisirs interactifs. Véritable dessin animé interactif, drôle et fascinant jusqu'au moindre pixel, Banjo-Kazooie est une synthèse tout à fait prodigieuse de ce que les jeux de plates-formes peuvent offrir de mieux. C'est aussi un jeu immense, visuellement exceptionnel, où surgissent d'authentiques instants de poésie: le cimetière et son ciel fantastique, le repère du morse, l'arbre géant qui évolue avec les saisons, l'intérieur du gros crustacé et ses dégradés pastel... Chaque polygone a été travaillé encore et encore avec un savoir-faire et un souci du détail insurpassables, qui dénotent un réel respect du joueur. Un titre extrêmement abouti, l'un des plus beaux qui aient jamais vu le jour sur quelque support que ce soit. Rare est indéniablement, avec Nintendo, le meilleur développeur sur N64. Le dernier épisode en date des Seiken Densetsu (Secret of Mana en occident) est probablement la plus belle réussite de SquareSoft sur PS. Le graphisme a ce cachet enfantin, coloré et foisonnant qu'affectionne la série, et chaque écran est une vraie peinture qui semble avoir été patiemment et talentueusement modelée par un artiste d'heroïc fantasy de premier ordre. Le moindre détail possède un formidable pouvoir de séduction, et dégage une chaleur suave et palpable que la musique, tout en pianos délicats et violons soyeux, ne fait que renforcer. Le blason de Square brille à nouveau. D'une esthétique très travaillée, L'Odyssée d'Abe est remarquable en ce qu'il fait passer un message fort : à travers l'histoire d'Abe, cet extraterrestre dont la race est massacrée par un peuple tyrannique qui veut en faire sa nourriture, les auteurs ont explicitement déclaré à la presse qu'ils voulaient évoquer l'extermination des indiens par les américains. Un jeu de plates-formes intelligent et passionnant. Dossier écrit en octobre 2000 par Pierre Gaultier. Cet article est originellement paru dans le N°1 du fanzine Polygon (septembre 1999). Vous voulez réagir à cet article ? Contactez-nous : vos critiques, vos apports, vos réflexions nous intéressent au plus haut point ! Précisez le nom de l'article dans le titre de votre mail. |
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Plan de l'article - 1990-1993 - Les années fondatrices - 1994-1996 - L'explosion de la 3D - 1997-1999 - La maturité est proche |
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